1753-09-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg.

Je l'ay lu madame, ce mémoire touchant, dont vous me faittes l'honneur de me parler.
C'est par où j'ay commencé en arrivant à Strasbourg. Je ne vois pas ce que la rage de nuire pourait opposer à des raisons si fortes. Je suis encor un peu entousiaste malgré mon âge. L'innocence opprimée m'attendrit, la persécution m'indigne et m'effarouche. Je prens le plus vif intérest à cette affaire, même indépendamment des sentiments qui m'attachent à vous depuis si longtemps. J'ay entendu baucoup parler, baucoup raisonner dans mon hermitage où il vient trop de monde et où je ne voulais voir personne. Je conclus moy, à faire élever un monument à la gloire de votre frère, et à recevoir mr son fils en triomphe à Strasbourg. Tout ce que je sçai, c'est que feu monsieur de Glinglin a rendu pendant trente ans Strasbourg respectable aux étrangers, et que la patrie ne luy doit que de la reconnaissance. On dit que l'affaire est jugée au moment que je vous écris, et j'attens avec impatience le moment de juger l'arrest. Le tribunal des honnêtes gens et des esprits fermes est le dernier ressort pour les persécutez.

Madame Gaiot est venue dans ma solitude. Dieu veuille que vous ayez sa santé! Je n'en ay point du tout, mais je porte partout un peu de Stoicisme. Croiriez vous madame que cette destinée qui nous balotte m'a fait presque alzacien? Je me suis trouvé sans le savoir possesseur d'un bien sur des terres auprès de Colmar, et il se pourait bien que j'y allasse. Je ne m'attendais pas à avoir une rente sur les vignes de Riquevir, mais la chose est ainsi. Je ferais certainement le voiage si je croiais pouvoir vous faire ma cour dans le voisinage où vous êtes, mais si vous revenez dans votre solitude auprès de Strasbourg je ne ferai pas le voiage de Colmar. Je me meurs d'envie de vous revoir madame, il n'y aurait pas de plus grande consolation pour moy. Peutêtre même le plaisir de vous entretenir de tout ce que nous avons vu, et de repasser sur nos premières années pourait adoucir les amertumes que votre sensibilité vous fait éprouver. Les matelots aiment dans le port à parler de leurs tempêtes, mais y a t'il un port dans ce monde? On fait partout naufrage dans un ruissau.

Si vous êtes en commerce avec Monsieur des Alleurs je vous prie madame de le faire souvenir de moy. Je luy crois àprésent une vraie face à turban. Pour moy je suis plus maigre que jamais, je suis une ombre, mais une ombre très sensible, très touchée de ce qui vous regarde, et qui voudrait bien vous apparaitre. Adieu madame, je vous souhaitte un soir serain sur la fin de ce jour orageux qu'on appelle la vie. Comptez que je vous suis dévoué avec le plus tendre respect.

V.