1754-02-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant vous seule m'avez ramené en France.
Cela n'a pas réussi. J'avais bien raison de vous prier d'engager mr de Malzerbe à supprimer cette cruelle édition qu'un scélérat de libraire hollandais a mise impudemment sous mon nom. Un fanatique de missionnaire jésuitte s'est avisé de dénoncer le livre à l'évêque de Bale dans le diocèze de qui je me trouve, et où je serai contraint de demeurer peutêtre encor un mois. Il a agi auprès du procureur général du conseil souverain d'Alzace qui est un vieillard de quatrevingts ans. J'ay été averti de tout par le premier président Monsieur de Glinglin, oncle de celuy que vous connaissez. Je tâcherai de prévenir un éclat qui parviendrait ^aux oreilles du Roy et qui achèverait de me perdre. Je lutte comme je peux contre ma destinée.

Je vous prie de ne dire cette nouvelle à personne mais seulement d'obtenir en général une lettre un peu forte de recommandation du chancelier au procureur général d'Alzace. Vous avez un beau prétexte de demander cette lettre de recommandation à mr de Malzerbe, parce qu'en effet c'est en Alzace que sont situés les biens sur lesquels M. le duc de Virtemberg nous a déléguez.

Vous m'avouerez qu'avec la vivacité de mon caractère j'ay une étrange patience.

Je n'ay point encor reçu le paquet de Cadix que vous m'avez annoncé il y a plus de trois semaines. J'ignore encor si vous avez reçu un paquet dans le quel il y en avait un pour Lambert, et une lettre pour le gazetier d'Avignon que je vous avais prié d'affranchir. Cette lettre m'était bien nécessaire, elle contenait le désaveu public ou plutôt la condamnation de cette édition impertinente de Lyon qui aggrave tous mes malheurs. Les gazettes d'Avignon vont à Rome, et je voulais prévenir dans Rome le mauvais effet que ce livre peut faire.

Quand vous aurez quelque paquet un peu fort à me faire parvenir par une voye sûre vous pouvez l'adresser à Mr Gaiot à Strasbourg qui ne paye point de port de lettres. J'avais cru que vous pouviez vous servir de Mrs de la Reiniere ou Tirou. Comment avez vous connu M. Bouret? et pourquoy après vous avoir montré tant de zèle, s'est il refroidi tout d'un coup? Peutêtre recevrai-je le paquet par le premier ordinaire. Je reçois le paquet dans ce moment et je vous en donne avis dans cet interligne. Je vous ay mandé que j'étais de votre avis sur tous mes effets, et qu'il faut tout vendre. Mr Dargental ou vous, vous me fournirez à votre loisir un correspondant qui agira sous la direction de Mr de Laleu.

Je supporte la vie ma chère enfant parce que j'espère que je vous verray au mois de may, soit que vous alliez à Plombieres soit que vous vouliez faire un tour dans la terre de ste Palaye ou ailleurs. Mandez moy un peu ce que vous faites, quelle vie vous menez, quel party vous prenez, quels sont vos arrangements et surtout comment va votre santé. Parlez moy de vous pour me consoler. Qu'esce donc que Paros? Adieu ma très chère enfant.

Non pas s'il vous plait, je ne vous quitterai point sitôt. Souvenez vous que je vous ay priée de m'envoyer le manuscrit de l'histoire universelle, et mes papiers. Si l'histoire universelle est trop volumineuse pour être dépêchée par la poste, mettez là dans la caisse par les rouliers. Je vous ay parlé de quatre volumes in 12. intitulez je crois mémoires cronologiques pour servir à l'histoire du 17ème siècle, livre très bon et cependant rare, qui m'est nécessaire. Il est je pense parmy les livres d'histoire vis à vis la petite porte. Il y a encor un volume de taxes en cour de Rome. Ayez la bonté de faire mettre ces volumes dans la caisse. Je vous ay demandé aussi deux paires de mes plus baux draps. Il y a un habit d'été de camelot de soye que vous pouriez encor envoyer. Je vous demande pardon de ces détails. Votre portier peut exécuter ces petites commissions. Si une caisse ne suffit pas on peut en faire deux. Il n'y a qu'à les faire plomber et les adresser par les rouliers à mr du Frenay, directeur des postes de Strasbourg. Je vous demande en grâce de donner vos ordres pour que tout cela s'exécute avec un peu de soin et de promtitude. Ces arrangements sont ceux d'Ovide allant chez les Getes, mais je serai plus heureux que luy, je vous embrasserai en France au printemps: et j'oublierai auprès de vous tous mes malheurs. Adieu tout de bon cette fois cy. Ecrivez moy, donnez moy souvent cette consolation si chère.

Ne manquez pas je vous en conjure d'exiger de Mr de Malzerbe une lettre très forte de recommandation en général au procureur du roy du conseil d'Alzace. Cela presse, et est très important.