à Colmar 12 février [1754]
Ne soïez pas éffraïée, ma chère nièce, si je ne reponds pas de ma main à vôtre lettre du 3 février.
Je suis plus harassé que malade, et c'est pour moi un soulagement de dicter. Je ne vous parlerai d'ailleurs cette fois-ci que d'arrangements et de détails nécessaires. Primo, je vous supplie de m'accuser toujours la réception de mes lettres et de mes paquets.
2. de me marquer si vous avez reçu un paquet pour Lambert par Mr. de la Reiniere ou par Mr. de Mauregard, et quel usage Lambert compte faire de mon paquet.
3. Je suis de vôtre avis concernant mes glaces, et même concernant mes meubles, les livres, et mes instruments de phisique. Vous pouvez aisément prendre quelque commissionnaire qui se charge de vendre le tout. Ce parti sera bien moins embarrassant et bien moins coûteux qu'un emballage et qu'un envoi.
4. Je vois combien la Requête touchant la confrontation du manuscrit et de l'imprimé, serait inutile; mais je vois en même temps avec la plus grande évidence, que si Mr. de Malzerbes est vôtre ami, il peut et il doit me rendre le bon officie de certifier à Mr. le chancelier son Père, à made de Pompadour, et à tout le monde, la différence extrème qui est entre mon manuscrit et l'imprimé. Il doit encor se souvenir que je lui ai écrit pour le supplier d'arrêter le débit de ces malheureuses éditions, et que je l'en ai fait prier deux fois par vous. Il ne serait pas dans son caractère qu'il me refusât une justice qu'il me doit.
5. Je vous demande en grâce de m'envoïer mon manuscrit par Mr. de la Reiniere ou par Mr. Bouret, et si le paquet est trop gros, envoïez-le moi par les carosses à Strasbourg.
6. Je vous supplie aussi de m'envoïer par les voitures publiques tous mes papiers sans en excepter aucun, et d'y ajouter les mémoires historiques cronologiques pour servir à l'histoire du dix-septième siècle, et le tarife des taxes en cour de Rome, livres dont j'ai besoin et qu'on ne trouve point ici. Lambert me facilitera la vente du reste.
7. Il est très-vrai que Madame la Margrave de Bareith, Monseigneur l'Electeur Palatin, et Madame la Duchesse de Saxe-Gotha veulent que j'aille passer l'été chez eux. C'est une vérité que vous pouvez répandre; mais je ne ferai aucune démarche qui ne soit convénable; je ne prendrai jamais aucun engagement avec personne, et je vivrai toujours comme un homme attaché à son Roi et à sa patrie.
Madame la Duchesse de Gotha aïant sçû que j'avais été volé à Francfort, a eu la générosité de m'envoïer une somme d'argent considérable; je l'ai refusée et renvoïée avec tout le respect et la reconnaissance que je devais; et je veux bien qu'on sache que le Roi aïant eu la bonté de me conserver le titre et les fonctions de son Gentilhomme ordinaire, je ne recevrai jamais rien d'aucun souverain. Voilà, ma chère nièce, tout ce que je peux vous mander aujourdui sur l'Allemagne.
A l'égard de mes affaires de France, j'ai déjà prié Mr de la Leu de vouloir bien continuer à être à leur tête; mais il me faut absolument un homme sûr, qui se charge des détails, qui me fasse des envois, et qui se charge de mes petites commissions, et qui me fasse savoir les nouvelles. J'ai peine à arracher une lettre de Mr de la Leu une fois en six mois. J'ai donc écrit à Mr. d'Argental pour le prier de me fournir un correspondant discret et fidèle qui me rendra compte à mésure; et tous mes papiers d'affaires resteront en dépôt chez Mr. de la Leu. L'homme que je demande pourait surtout servir à la vente de mes tableaux, de tous mes meubles, et de tous mes éffets.
Je pense qu'il est très-inutile que vous vous donniez la peine de faire huit lieües pour aller voir Madame de Barcos et Madlle le Rouge: elles ne prennent pas longtemps les affaires à cœur; et c'est un triste personnage à faire que d'aller importuner les personnes qui ne s'intéressent point à nous. Ne songez à présent, je vous en supplie, qu'à vôtre santé. Je vous parlerai dans une autre lettre du voïage que vous voulez faire à Plombières. Je ne conçois pas comment vous me proposez de laisser mes meubles dans la maison jusqu'au mois de juillet, puisque mon bail finit à Pâques. Je me flatte que Mr. d'Argental ou quelqu'un de vos amis, me trouvera aisément un homme qui facilite cette vente. Cet homme pourait loüer pour quelque temps une grande chambre à l'hôtel de Longueville ou ailleurs, et y étaler les effets qu'on vendrait par un Inventaire.
Pagni ferait vendre les instruments de phisique qui ne laissent pas de faire un objet assez considérable. Mon seul quart de cercle, et mon miroir ardent m'ont coûté mille livres. Lambert ferait vendre les Dictionaires, les livres d'histoire, les mémoires de l'académie de sciences et de belles-lettres, ceux de Londres et de Leipzig qui sont des livres de prix. On pourait garder le reste; en un mot il ne faut qu'un commissionnaire entendu qui se mêlera de tout et qui vous épargnera toutes les peines. Je me trouve dans une situation qui me force de tout rassembler pour mettre ma fortune à l'abri des orages.
Voylà à peu près ma chère enfant les malheureux détails que je confie à votre prudence et à vos bontez. Je vous prie aussi de me renvoyer la seconde lettre de change signée David du Mont à Leipzik. Ce David du Mont est prèst de faire une espèce de faillite. C'est un nouvel effet de mon heureuse destinée. Elle me poursuit partout. Que dites vous des dévots d'Alzace? Connaissez vous un évêque de Porentru qui est évêque de Colmar? Ce Porentru veut condamner le malheureux abrégé de l'histoire universelle et le faire condamner par le procureur général du conseil d'Alzace. J'en écris à Mr Dargenson. N'en parlez à personne qu'à mr de Malzerbe. Voyez s'il pourait en générale faire écrire une lettre de recommandation par le chancelier au procureur général sans même que le chancelier sût de quoy il est question.
Vous voyez que depuis que j'ay quitté le Roy de Prusse les dévots me poursuivent et ils me poursuivront toujours. Ma vie est agréable. Adieu, soyez heureuse si vous voulez que je résiste.
Ecrivez moy tout net en droiture.