1754-05-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant, venez en berline, en chaize, en carosse à six chevaux, comme vous pourez, comme vous voudrez, pourvu que vous veniez et que vous rétablissiez votre santé à Plombieres, et que j'aye la consolation de vous y voir; elle me tiendra lieu de santé, car j'y renonce, et il n'y a pas d'apparence que je trouve à Plombieres la fontaine de jouvance.
Depuis que je ne vous ay vue, je ne me serai habillé que pour faire mes pâques, et pour aller prendre les eaux avec vous. Nous parlerons de Zulime et d'histoire et nous verrons ce que je deviendray. Je n'ose jusqu'à ce temps là avoir un dessein. Tout ce qui m'est permis c'est de désirer, mais projetter me parait une entreprise fort téméraire. La providence s'est acoutumée dès longtemps à se moquer de nos desseins. Peutêtre la ville de Strasbourg vous plairait quelque temps. Madame de Lucé est venue me voir dans ma cellule de Colmar. Il faut que ce soit une personne bien charitable, c'est visiter les prisons. Elle m'a paru fort aimable. Vous la connaissez, vous êtes gourmande, vous vous farciriez avec elle d'indigestions pour aller reprendre les eaux de Plombieres, mais il y a bien des choses à se dire, sur tout cela, et comme vous dites très bien, il faut se parler pour s'entendre. Bénie soyez vous entre touttes les femmes, d'avoir imaginé de venir me parler.

Recommandez seulement la Henriade à Lambert avant de partir, et aprenez moy s'il prend en effet les annales de L'empire en considération.

Mr de la Leu qui m'a enfin écrit, m'a mandé que son le Sueur était chargé de mes affaires, et qu'il luy donnait une pension. Ainsi mes affaires resteront entre les mains de deux hommes qui ne m'écrivent point, et avec quy je n'ay point de correspondance. Mais c'est toujours un très grand bonheur que Laleu veuille continuer à s'en charger. Elles ne peuvent être dans des mains plus sûres. Joinville ne servira donc qu'à envoier des rogatons, et à faire les commissions dont vous le chargerez.

Certainement il faut vendre tout ce que vous pourez. Ericart est un animal avec le quel il faut se défaire de tout, afin de ne plus avoir affaire avec luy. Une vente annoncée et soutenue par gens entendus aux quels on donnera une rétribution à votre volonté, a toujours été mon idée, pourvu que cette vente ne fût pas regardée comme mon inventaire. C'est une chose que je n'aime point de mon vivant. C'est bien assez d'avoir fait mes pâques, sans avoir encor l'air des déprofundis. Il est vray que je n'en suis pas éloigné, mais encor faut il sauver les apparences et n'avoir pas le ridicule de se donner pour mort. Je m'en remets sur cela à votre amitié. Il faut tâcher que quand on vendra mes guenilles, ce soit avec d'autres, et que mon nom ne soit pas cité comme dans un billet d'enterrement. Je vous remercie du Trévoux de février. Je m'en souviendrai en temps et lieu si dieu me donne vie. Bon soir. Je suis au 12 may au coin de mon feu en robe de chambre. Il y a de plus beaux pays, mais on y manque de livres, voylà mon embarras, et ce n'est pas le seul que j'aye. Je vous embrasse ma chère enfant de tout mon cœur.

V.