à Colmar 28 avril [1754]
Ma chère enfant puisque vous avez la bonté de m'envoier des journaux ayez cette de me faire avoir le Trévoux du mois de février dernier.
Vous voylà engagée à me faire de ces aumônes puisque vous avez commencé. C'est une piètre marchandise que ces journaux de Trévoux, et ce n'est que pour un besoin particulier que je vous demande celuy de février, me souciant très peu des autres. Je vous ay encor demandé vingt vers de Zulime. Nous raisonerons de Zulime à Plombieres et de tous les autres objets de littérature dont vous vous occupez.
Je crois que vous ferez très bien d'arriver à Plombieres dans votre équipage vers le 15 juin. Comptez qu'il y fait froid jusqu'à ce temps là. Vous m'y trouverez sûrement. Je ne suis qu'à treize lieues de Plombières, c'est à dire treize lieues en delà. Ainsi j'iray vous y attendre, et vous préparer le logis. J'y aporterai Zulime, l'histoire universelle et quelques livres. Je vois que mr et me Dargental iront de leur côté. Ils comptent aussi s'y rendre à la my juin, et y rester six semaines. Ce sera à vous à voir si vous pouvez vous arranger pour faire le voiage avec eux. Cet arrangement est difficile parce qu'il faut que chacune ait sa femme de chambre.
Je vous suis bien obligé du caffé que vous m'envoyez. C'est ma vie. Mais les coquins de marchands répandent sur la superficie du sac une centaine de bonnes fèves, le reste est du vilain caffé des iles. Tout le monde se mêle de tromper.
Je prendrai le commissionnaire correspondant que vous m'offrez. Son employ sera d'écrire touttes les semaines tous les rogatons de nouvelles, d'annoncer les nouvautez en livres, et de chercher marchand pour les tableaux et autres effets moyennant une rétribution pour la vente, outre ses gages. Enfin il sera à vos ordres; et moy aussi. Notre entrevue à Plombieres sera plus agréable que celle de Francfort. J'auray d'ailleurs de quoy vous amuser dans l'oisiveté des eaux, si ce n'est pas en vers, ce sera en prose. Je voudrais bien savoir certainement si Lambert fait une jolie édition des annales de L'empire. Je crois vous avoir déjà mandé qu'il y en a quatre éditions dans les pays étrangers. J'apartiens à L'Europe si je n'appartiens pas à Paris. Vous seriez étonnée en voyant de combien d'endroits on me fait des semonces pour venir m'établir dans une retraitte douce et libre mais je n'aime que le soleil et vous.
Fait on grand cas à Paris des mémoires de Bolingbroke? Pour moy je vous avoue que je ne suis content ny de son plan ni de son stile ny de ses raisons. Il y a un traitté de luy sur l'exil qui est bien supérieur à ses mémoires. Je le regarde comme une belle leçon, et je la lis avec fruit. Adieu, je vous embrasse tendrement.
V.