1754-05-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Votre lettre du 18 ma chère enfant me dit que vous avez vendu malheureusement une partie de mes tableaux.
Vous n'avez rien fait malheureusement, et si par la prochaine poste ou je vous écrirai je n'ay point encor reçu de nouvelles du prince de Hesse, il n'y aura alors qu'à continuer comme vous avez commencé. Tous ces effets là m'ont coûté cher, mais il faut savoir perdre, comme savoir soufrir. Vous en avez d'ailleurs eu un prix assez raisonable vu que les hommes ne le sont guères. Les priseurs mettent toujours ces effets de fantaisie, à la moitié de leur valeur. C'est la règle, et les acheteurs en donnent le moins qu'ils peuvent. C'est encore la règle. Vous faittes tout pour le mieux. Tout est bien fait, tout sera bien fait, et je vous remercie. Je ne suis point surpris du procédé de Pagni. Il est faux que je luy doive un sou, mais chacun abuse comme il peut du malheur d'autruy, et Pagni plus qu'un autre. Le grand miroir ardent m'avait coûté six cent livres, mais vous avez grande raison de ne point avoir de procez avec cet homme. C'est un autre du Bordier.

Puisque vous avez entrepris cette besogne, continuez la, je serai content de tout. Vendez les gros livres dont je vous ai parlé, vous vendrez ensuitte la vaiselle d'argent. On en fait à Colmar de plus portative et de moins chère.

Permettez moy de ne rien écrire de plaisant sur la mauvaise plaisanterie qu'on fait à Versailles. Je crois que quand on plaisante ainsi, je n'ay qu'à me taire. Cette raillerie touche à des choses trop dangereuses et trop délicates. Mes maladies qui redoublent, et ma situation ne me permettent guères de plaisanter. Je suis très mal, c'est tout ce que vous pouvez dire. Je travaille dans les intervales que me laissent mes maux. Les plus honnêtes gens de la ville viennent me consoler. Je ne suis pas haï dans le pays. Je soufre tout avec résignation et ne suis point excomunié. Je me tais sur tout. Il n'en faut pas davantage. Si vous daignez passer quelque temps avec moy, éprouvez vous bien, et craignez votre ennuy en faisant mon bonheur. Je ne vous cache rien. J'entrevoi le temps bien proche de n'être plus propre à aucune société, et de tomber dans un état de faiblesse pire que la mort. Si cela arrive, comme j'ay tout lieu de le craindre vous m'avouerez que les beaux jours que vous pouvez avoir encore seraient bien tristement passez. Vous allez mettre l'amitié courageuse qui fait votre caractère à une rude épreuve. Je ne vous réponds pas encor que je sois absolument désespéré, mais j'y vise, et il faut se préparer à tout ce que la nature humaine a de plus humiliant et de plus affreux, comme on doit soutenir ce que la destinée a de plus rude.

Voicy une lettre que madame de Lucé, intendante d'Alzace, m'envoye pour vous. Je crois qu'elle serait fort aise de vivre quelque temps avec vous. Je pense deviner une partie des idées de Mr de Richelieu. Nous en parlerons, nous verrons quel party nous devons prendre. La santé est le grand point qui doit déterminer la situation où on se trouve. L'examen de ce qu'on a à espérer ou à craindre doit encor être d'un grand poids. Vous serez juge de tout. Quelque chose qui arrive, quelque parti que je prenne ou que la destinée me force de prendre, je crois qu'il faut vendre tout ce qu'on poura, et que vous avez très bien fait de commencer cette besogne.

Je peux donc compter (si on peut compter sur quelque chose) que Lambert va commencer une édition un peu plus raisonable de mes œuvres; je suis un peu attaché à cette chimère puis qu'elle est une grande partie de mon être. Nous nous amuserons à Plombieres des volumes que vous luy ferez tenir ensuitte. J'y donnerai la dernière main sous vos yeux. Je ne travaille àprésent qu'à l'histoire. Je n'ay pas laissé d'avancer dans les temps de relâche que la maladie me laisse et que la sobriété me procure. Une trop grande correspondance de lettres m'a empêché d'avancer d'avantage. Mais je diminue cette correspondance inutile, bientôt je l'anéantiray. Qu'en aurai-je besoin avec vous? Je ne songe point du tout à la Baumelle, mais vous êtes en état d'y songer et je m'en raporte à vous. J'irai à Plombieres quand monsieur Dargental y sera. J'iray vous y attendre. Vous y viendrez quand vos affaires seront arrangées. L'espérance de vous voir me soutiendra, et le bonheur de vous posséder m'enchantera. Je ne voudrais avoir un corps et une âme que pour vous.

V.

Et mon caffé et mes livres que sont ils devenus au coche?

Le Joinville m'a écrit une fois, il fait le bel esprit. J'aimerais mieux qu'il vous servît dans la vente que vous avez entreprise. On annonce un livre sur les finances d'Espagne; cela conviendrait bien à moy pédant. Recommandez luy de vous le chercher, et ayez la bonté de le porter avec vous quand vous viendrez voir les naïades de Plombieres. Je vous embrasse mille fois.

Je crois qu'il est bon d'entretenir toujours quelque marché si vous en avez entamé en attendant que le prince de Hesse se décide.