1754-06-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Point de nouvelles de la Hesse.
Ce beau pays nous abandonne. Ainsi ma chère enfant vendez tout ce que vous pourez, comme vous voudrez. Gardez ce qui vous plaira, faites comme si j'étais mort, et venez me donner la vie. Si vous pouvez vous défaire de l'histoire d'Allemagne du père Barre, de cell d'Angleterre de Rapin Toiras que vous ne vous souciez guères de lire, de la vie des papes, 5 volumes, vendez les. Il faut quelques livres à Plombieres. Je serais bien aise d'avoir les mémoires de Sully, l'histoire de Louis 13 par le Vassor, les voiages de Chardin. Ne pouriez vous pas les apporter? Si vous le pouvez vous me ferez grand plaisir.

Madame Dargental me mande qu'elle sera le 7 juin à Plombieres. Je m'y rendray le 10 ou le 11. Je vous y atendrai. Vous y viendrez quand vous aurez mis ordre à tout, et même si vous voulez sans avoir mis ordre à rien. N'en croyez que votre santé, votre goust, votre amitié. Je m'intéresse peu au reste.

Je soupçonne Lambert d'avoir fait sous le titre de Colmar la nouvelle édition qui paraît des deux premiers volumes de l'histoire universelle. Si cela est, il a grand tort. Il aura probablement dépêché cette nouvelle édition sur un errata que je luy envoiai à la hâte quand cet ouvrage parut défiguré pour la première fois. Mais cet errata n'était que quelques lambris rajustez à un vaste édifice qu'il faut rebâtir. Pourvu que je ne sois pas toujours lapidé avec les pierres de ce bâtiment je me console. Mais le titre de Colmar me donne de justes inquiétudes. Lambert ferait bien mieux de songer à une bonne édition de mes œuvres de littérature. La sienne n'est pas suportable. Ces onze petits volumes sont bons à mettre au feu. Si vous avez quelque amitié pour moy, vous devez convenir qu'il faut prendre quelque soin de ma réputation, et ne pas aller tout barbouillé à la postérité; c'est la seule affaire qui me reste, mais mon devoir est de la finir. Mon autre devoir est de vous aimer et de songer à vous rendre heureuse, s'il y a du bonheur dans ce monde. Faittes donc tout ce qui vous plaira, et je vous convaincrai à Plombieres que je ne veux que votre félicité. J'y ay renoncé pour moy et je la souhaitte pour vous.

J'écris à Lambert, je le prie d'ôter le titre de Colmar à sa malheureuse édition, et de vous en donner un exemplaire pour moy.

Adieu, j'ay du monde chez moy qui ne me fait pas grand plaisir, et qui me prive de celuy de continuer à vous écrire. Je vous embrasse, j'attends vos lettres et vos ordres.

V.