1754-05-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Pour vous satisfaire ma chère enfant sur votre lettre du 22 may, je vous redis que j'ay obéi sur le champ à vos ordres, que j'ay fait une esquisse que j'ay dictée sur la littérature, que je vous l'ay envoyée par mr Bouret, que je n'ay point de livres pour allonger cette besogne, que je ne crois pas que cet article mérite un plus long détail, que si on veut quelque chose de plus aprofondi, il faut dire ce qu'on demande.
Je voudrais pouvoir mettre une poignée de plâtre à L'immortel édifice que Mrs Didrot et Dalembert bâtissent, mais je suis occupé dans les intervales de mes souffrances à bâtir ma petite cabanne de l'histoire.

Vous me parlez de ce que vous avez daigné vendre. Je vous réitère mes remerciments et si au premier juin M. le prince de Hesse ne se décide pas vendez tout ce que vous pourez, tout ce que vous voudrez.

Je ne vous ay parlé de la banqueroute de Bernard, de l'affaire de Mr Destain et autres que pour parvenir naturellement et sans rien compromettre au refus de payement d'Ericard. Cette affaire d'Ericard n'est qu'à vie, et il n'y a pas d'apparence que je passe jamais contract avec luy. Il me parait clair qu'il faut tâcher de placer ailleurs ce qu'on peut tirer de sa fortune, c'est un point important que je soumettrai à votre décision.

Je vous ai envoyé ma lettre à Néaume en vous disant d'en faire ce que vous jugeriez à propos. J'avoue que c'est une de mes plus grandes peines qu'on se soit obstiné à croire que cet avortond d'histoire universelle a été imprimé de mon consentement. Il est un peu dur d'être mal imprimé, défiguré, calomnié et persécuté. Le roy de Prusse vient encor de m'écrire, et il me fait écrire par Dargens. Les lettres du roy de Prusse ne me rendront pas la santé que j'ay entièrement perdue. Plombières, ne me guérira pas, mais vous me consolerez. Je compte que le prix de ce que vous aurez vendu poura servir à votre voiage, et que mr de la Leu fournira au surplus.

Je reçois dans l'instant le paquet de caffé et de livres que vous eûtes la bonté de m'adresser le 20 avril par le carosse. Voylà mr Bouret débarrassé d'une importunité, et vous d'une inquiétude. Vous m'aviez dit que vous aviez mis deux petits paquets à ce carosse de Strasbourg. Celuy qui me parvient contient six livres de caffé, Pope qui est très fort de caffé et trois brochures qui ne le sont guères. Que contenait l'autre ballot? Peutêtre l'emballeur a t'il mis les deux paquets en un.

Je me porte bien mal aujourduy. Il me faudrait un peu plus de force que je n'en ay pour achever mon rabâchage historique. Je suis piqué de voir que je m'en vais, avant d'avoir fini mon bâtiment. Peutêtre aussi que si j'étois en vie quand il paraîtra on m'en jetterait les pierres à la tête. Si on ne dit pas la vérité, on dégoûte, si on la dit, on est lapidé. Que faire? Certainement j'aurais abandonné cet ouvrage pour jamais, si cette indigne édition dont je porte la peine, ne me forçait pas malgré moy à continuer un travail qui me tue et que je poursuis avec désagrément et avec crainte.

Adieu ma chère enfant, quand je me porte un peu moins mal j'ay des projets, quand je retombe, tout s'évanouit. Bonne ou mauvaise santé fait notre filosofie.

V.