à Colmar
17 janvier [1754]
sous l'enveloppe de mr Tirou de Mauregard
Il y a longtemps ma chère enfant que je n'ay reçu de vos nouvelles.
Mes craintes redoublent sur votre santé. Je n'ay pas besoin de ce nouvau tourment. Si vous êtes dans une heureuse convalescence ayez la bonté de faire rendre à leurs adresses les lettres cy jointes et de faire mettre à la poste celles qui sont destinées pour la poste. Il s'agit toujours de ce malheureux abrégé de la prétendue histoire universelle. Je tâche autant que je le peux de réparer le scandale de Jean Neaume.
Je vous envoye la lettre de Mr de Malzerbe. Vous verrez ce que vous en devez penser et ce que vous devez faire. Je voudrais qu'au moins Shœpfling pût débiter quelque petit nombre de ses exemplaires en France, sans quoy il se croirait en droit de me reprocher de l'avoir engagé dans une entreprise ruineuse, et ce serait pour luy un prétexte de ne me point payer l'argent que je lui ai prêté avec trop de facilité et de générosité.
Vous concevrez peutêtre difficilement comment Mr de Malzerbe, que vous avez prié de ma part de supprimer l'abrégé de Jean Neaume, refuse de faire un aveu qui constate ma justification. Cet aveu ne le compromettrait pas, puis qu'il n'a pu empêcher le débit d'un ouvrage trop répandu dont je connais déjà cinq éditions. Il arrivera qu'il aura favorisé cet ouvrage dangereux, et que les annales de l'empire en pâtiront, et seront rejettez. Mais un homme qui a éprouvé tous les malheurs doit s'attendre à tous les petits désagréments.
Je reste à Colmar uniquement pour veiller à L'impression du second volume des annales de L'empire. C'est une besogne qui demande absolument ma présence.
Mr Dargental m'a écrit pour m'engager à m'enterrer à ste Palaye, et pour me commander une tragédie. Il faut renoncer aux tragédies dans le triste état de ma santé et de mon esprit. Ste Palaye vous a paru trop loin de Paris, et d'ailleurs il n'est pas juste que vous y viviez en exil. Je fais chercher une campagne plus voisine, mais je n'ay aucune réponse, et je ne peux prendre par conséquent d'autre résolution que celle de supporter mes malheurs.
Le travail seul peut diminuer la cruauté de ma situation. Aidez moy à me servir de ce remède, envoyez moy en un paquet ou en deux, la plus ample copie que vous ayez de cette histoire universelle par mr de la Reiniere ou par mr Tirou ou par mr Bouret. Je m'occuperai à finir cet ouvrage, et à le rendre plus digne de paraître un jour. C'est àprésent la seule chose où je puisse m'appliquer. Je ne laisse pas de trouver icy des livres, et je regarde àprésent comme un devoir d'achever et de perfectioner un ouvrage dont on a donné de si ridicules prémices.
Est il vray que les affaires publiques soient dans une si grande confusion? Je le crois si j'en juge par mes affaires particulières qui tiennent à l'arrangement général. Cinq ans d'une rente sur mr Destain demeurez à l'abandon faute d'une formalité, quatre ans de mr Dauneuil, quatre ans de mr le maréchal de Richelieu, dix autres parties dans le même cas, me font juger que plus d'un particulier est la victime des dissensions publiques. Savez vous du moins si le Châtelet rend la justice? Pouvez vous me le mander? Parlez moy plus de vous et des affaires générales que vous ne faites. On peut assurément mander des véritez aussi publiques et aussi intéressantes, quand surtout on écrit aussi sagement que vous. Vous pouvez d'ailleurs vous servir de l'enveloppe de madame Dufrénay à Strasbourg. On prétend qu'il se forme des orages contre la Prusse. Ma chère enfant comment vous portez vous?
V.