ce 5 février [1754] à Colmar, au matin
Je vous ay envoyé plusieurs paquets ma chère enfant par mr Tirou, par mr Bouret, et par mr de la Reiniere.
Vous ne m'avez jamais accusé que la réception du premier tome de ces tristes annales de L'empire. Je vous adressay il y a plus de quinze jours un petit paquet pour madame de Vinterfelt, rue ste Anne aux nouvelles catholiqs. Il y avait dans ce paquet une lettre pour le président Dauneuil qui me doit quatre années d'une rente, ainsi que baucoup d'autres débiteurs qui ont tous profité de mon absense pour ne me point payer. Madame de Vinterfelt n'a point reçu ce paquet. Elle est cousine de madame de Pompadour. Elle avait eü il y a quelque temps une conversation avec elle sur mon compte, et madame de Pompadour luy avait témoigné de la bonté pour moy. Elle m'en instruisait, et je luy répondais. Il est triste que cette lettre n'ait pas été rendue. Voylà le troisième ordinaire que je ne reçois point de vos nouvelles. Je vous ai suppliée deux fois de m'envoyer Le manuscrit de l'histoire universelle. Je n'ay point de réponse sur cet article. Je vous ay adressé un paquet pour Lambert. J'ignore encor si vous l'avez reçu. Je vous ay demandé une malle de tous mes papiers de quelque nature qu'ils soient, et en quelque endroit de mon appartement qu'ils puissent être. Je vous réitère mes prières, et mes excuses pour touttes ces importunitez, mais j'ay compté sur la pitié que vous auriez de moy. Un peu d'occupation m'est nécessaire dans les petits intervalles de mes soufrances continuelles, et il faut absolument que je mette de L'ordre dans mes papiers parmy les quels, il y en a de nécessaires. Si j'étois l'homme le plus sain du Royaume comme vous me le diziez dernièrement, je serais déjà party. Mais la rigueur de l'hiver, mon peu de forces, et la continuité de mes maux m'obligent d'attendre un temps plus doux. J'avais eu l'idée d'une retraitte à quelques lieues de Paris, mais la nouvelle bombe qui m'est tombée sur la tête a dérangé mes desseins et mes espérances. Il ne me reste àprésent d'autre party que D'arranger mes affaires de façon que je puisse aller mourir paisiblement dans la solitude que ma destinée me permettra d'habiter.
J'attendais le paquet de Cadix que vous m'aviez promis par mr Bouret. Je ne l'ay point reçu. Ainsi je reste dans l'incertitude sur touttes mes affaires. Je vous demande encor pardon de ces détails. Que votre amitié les excuse, et que cette même amitié me tire de ces petits embarras. Je ne sçais encor quel party vous prendrez au sujet de la maison, mais si vous avez la bonté de prendre un homme entendu pour emballer mes meubles et mes livres ce ne sera point une fatigue pour vous. Cet homme que vous aurez choisi, avec qui vous aurez eu la bonté de faire un marché, prendra sur luy toutte la peine. Il y a un nommé Pagni qui fait des expériences comme Nolet, et qui m'a fourni baucoup de machines. Il demeure sur le quai des quatre nations, il est adroit, il emballera tous mes instruments de phisique si Bordier n'est plus au logis. Le portier peut servir à chercher quelque magazin où L'on puisse déposer mes effets bien emballez que je feray transporter par la rivière selon le parti que ma douloureuse situation me forcera de prendre. Je suis trop convaincu des sentiments que vous me conservez et qui font ma consolation pour douter que vous ne vouliez bien me rendre tous les petits services que je vous demande. Voicy de ces occasions où un peu d'exactitude et d'ordre est nécessaire. Ne pouriez vous point avoir un comissionnaire que nous chargerions de tous les détails?
A L'égard du placet que je vous ay adressé, et de la lettre à madame de Pompadour, je remets le tout à votre volonté, à votre prudence. Peutêtre ne faut il rien faire du tout. C'est trop demander grâce. Il faut faire son paquet, soufrir en silence, et attendre la fin de mes peines de la mort. Je vous embrasse, je vous souhaitte une vie aussi heureuse, ma chère enfant, que la mienne est infortunée.
V.