1754-01-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant tout ce que vous me mandez serait un coup de foudre bien acablant s'il n'était adouci par le retour de votre santé.
Il m'en faudrait une bien vigoureuse pour soutenir tout ce que je soufre, mais être malade, languir loin de vous, et loin de mes amis, voir touttes mes espérances détruites, n'être revenu que pour être accablé, ne savoir pas jusqu'à quel point je porterai la peine d'une faute que je n'ay point faite, c'est être trop victime de ma malheureuse destinée. Il ne me reste plus de parti à prendre que celui d'une solitude ignorée, et j'ignore encor celle que ma déplorable santé me permettra de choisir.

J'ignore si on trouvera bon que je retourne à Manheim pour prendre les bains de Visbad qui sont souverains pour les ulcères, et je ne sçai si on me laissera quelque jouissance de mon bien. Dans cette cruelle extrémité il faut me préparer à tout. Je m'attends que le libraire du Roy de Prusse qui a imprimé cette indigne édition de la prétendue histoire universelle, imprimera bientôt la pucelle. Ce dernier coup peut arriver, et quelque innocent que je fusse je me verrais exposé à finir dans une prison des jours détrempez si long-temps D'amertume. Ces jours seront affreux sans vous, mais il n'y a pas moyen que vous alliez avec une santé devenue chancelante, vous confiner à ste Palaye, ny ailleurs. Il ne faut pas que vous partagiez tant de malheurs. Il faut au contraire que vous restiez à Paris, où la constance éclairée de votre amitié poura trouver quelque ressource, et profiter des occasions favorables.

Dans des circonstances si cruelles il n'y a pas d'apparence que je garde ma maison. Vous aviez eu L'idée d'en louer la moitié, il me semble que ce serait un party convenable. Vous pouriez faire un bail de trois années avec l'abbé de Majainville en votre nom, et relouer la moitié de la maison de façon que vous seriez logée à bon marché et très honnêtement. Si vous trouvez quelque logement plus commode, prenez le. Mais je crois que le party d'y rester vous sera plus commode. A l'égard de mes meubles et de mes tableaux je vous prie de les faire emballer par un homme entendu. On les tiendra prêts à les faire voiturer par la rivière.

Je vous prierai de prendre pour vous le tiers de ma vaisselle, et de m'en laisser ou de m'en faire vendre les deux tiers. Du Bordier est il encor dans notre maison? S'il y est il poura servir à emballer le cabinet de phisique. Sinon l'abbé Nolet poura fournir un homme. Voylà de tristes arrangements. Les larmes mouillent mes yeux et mon papier. Mais il faut céder à sa destinée. Je me faisais une idée trop flateuse de vivre avec vous à Paris, et c'est ce dessein si raisonable et si cher à mon cœur qui m'a perdu. Ce sont les arrangements que nous prenions qui ont causé la mauvaise humeur du roy de Prusse; c'est à nos lettres interceptées que je dois toutte la persécution inouie que j'ay essuiée, et que vous avez si cruellement partagée. Ce sont ces deux grelots promis par mr Dargenson qui m'ont mis une pierre au cou. Je vous le manday dès lors; le roy de Prusse me fit sentir plus d'une fois qu'il était informé de mon désir de revoir ma patrie, et qu'il savait que j'avais placé mon bien ailleurs que dans ses états. Voylà pourquoy il se tourna si vite du côté de Maupertui qu'il ne pouvait soufrir. Voylà l'origine de tant de malheurs. Cette origine même ne devrait elle pas toucher Mr Dargenson et mr de Richelieu et madame de Pompadour? et ne pourait on pas faire connaître au roy que je suis la victime du désir de retourner en France?

Mais quand même la pureté reconue de mes intentions pourait adoucir un peu les horreurs de ma situation, il arrivera que la pucelle paraîtra ainsi que l'histoire universelle a paru et je serai perdu sans ressource. Parlez, quand vous le pourez, ma chère enfant, faites parler, faites connaître la vérité. Mais commençons par nous mettre à l'abri d'un nouvel orage. Je ne sçai si on me confisquera mon bien en cas que je prenne le parti de voiager quelque temps. C'est une chose dont vous devez soigneusement vous informer et dans le plus profond secret. Mes malheurs iraient ils jusque là? et voudrait on que je mourusse de faim pour être revenu en France? Le pis est que je n'ay guères à Paris que des rentes viagères qu'on paye assez mal et pour les quels il faut un certificat de vie. J'écrirai à mr de la Leu, ne sachant pas encore s'il voudra toujours se charger de mes affaires. Il faudra à son refus prier mr Dargental de me fournir un homme sage et intelligent qui s'entendra avec vous. Je ne peux penser à tout cela sans un attendrissement qui me met au désespoir. Il me semble que chaque ligne de ma lettre m'éloigne de vous.

Cependant puisque vous seule m'avez apris les volontez du maitre, vous seule pouvez m'apprendre si je peux aller auprès d'Auxerre ou ailleurs. C'est ce qu'il est important de savoir. Pour moy je pense que n'ayant reçu aucun ordre positif je peux choisir mon exil.

Envoyez moy toujours mon Manuscrit de l'histoire universelle. Je pourai la confronter avec mon