à Colmar 30 mars [1754] au soir
On ne peut guères être plus malade que je le suis. La compassion que vous avez de mon état (qui est assez triste de touttes façons) est l'unique adoucissement de tant de douleurs.
Je n'ay pas encor la force de me transporter ny à Strasbourg ny à Plombieres, et mon extrême affaiblissement me met hors d'état de chercher même une retraitte. Je ne me suis soutenu que par la consolation d'un travail modéré, et bientôt cette diversion me sera ravie. J'ay fini au moins ces annales de L'empire aux quelles il faut mettre quelques cartons. Je présume que vous avez reçu le paquet qui contenait les procez verbaux, et que vous avez eu la bonté de donner à Lambert les 3 premiers volumes en attendant que je corrige le quatrième. Je vous ay rendu compte de touttes mes démarches et de touttes mes pensées. Vous serez peutêtre un peu surprise que le roy de Prusse m'ait écrit une longue lettre remplie des éloges les plus flatteurs. Il me dit dans cette lettre qu'il n'a jamais imaginé un moment que j'eusse la moindre part à ce malheureux écrit du détail de sa vie privée. Le prince de Prusse me mande la même chose. Ces deux lettres sont une réponse à un mémoire parvenu à ces princes, mémoire par lequel je me me plaignais de cette calomnieuse imputation.
Cependant vous savez que Maupertui a répandu partout que le roy de Prusse me croiait l'autheur de ce libelle, et que je l'avais fait écrire en allemand et ensuitte en français. Ce n'est pas la première contradiction qui s'est manifestée dans ce pays là; il y en a eu de plus fortes concernant l'abominable avanture que nous avons essuiée à Francfort.
Seroit ce une contradiction, que la bonté que vous avez de me dire que vous daigneriez passer votre vie avec un malade et avec un homme aussi malheureux que moy? comment pui-je m'en flatter? comment oserai-je l'exiger? quels plaisirs, quelle société, quels amusements, quelles occupations pourrai je vous procurer dans une retraitte? Ce serait assurément un bonheur pour moy qui ferait disparaitre touttes les autres vues aux quelles l'éclat de cette malheureuse édition de l'histoire universelle m'a forcé d'avoir recours. Les lettres que vous m'écrivîtes dans ce temps là achevèrent de m'accabler; et me voyant sans aucune consolation, je me préparay au moins la facilité de chercher des aziles où je pusse finir ma malheureuse vie. C'est dans cet état déplorable où vous m'aviez réduit, c'est dans la persécution injuste que j'ay essuiée pour cette indigne édition de Néaume, c'est dans ces contretemps funestes que je vous ai priée de vendre mes meubles. Quelque soit mon état, j'ay toujours eu besoin d'un commissionnaire. Je manque d'une infinité de petites choses dont je n'ose vous charger. Il me faut un homme qui m'achète des livres nouveaux, qui fasse mes commissions, qui aille, qui me rende compte, et qui vous soulage. Que je sois à ste Palaye ou à Manheim, ou en Provence ou en Suisse ou en Italie, il me faut un commissionnaire. Si j'en avais un il vous aurait déjà aidée à me faire tenir les livres et les papiers que je vous ai demandez.
Il serait sans doute plus consolable pour moy dans l'état déplorable où je suis, de finir mes jours auprès de vous, mais ai-je dû m'en flatter au milieu de tant de persécutions? ai-je dû croire enfin que vous eussiez en effet cette pensée quand vous me conseillâtes vous même d'abord de partir? quand vous me mandâtes ensuitte que ste Palaye était trop loin? N'ai-je pas dû au contraire vous épargner une transplantation qui peutêtre serait longue; comment vous arracher à vos amis, à votre train de vie, à tout ce qui peut vous plaire? J'aurais été plus inhumain que le roy de Prusse si j'avais osé éxiger un tel sacrifice. Je vous ay toujours mandé que je devais m'immoler aux agréments de votre vie. Comptez que c'était réellement m'immoler, c'était vous aimer pour vous et non pas pour moy. Et ce n'est pas assurément un tel sentiment qui devait m'attirer de votre part les emportements que la bonté de votre cœur désavoue aujourduy.
Tout ce que je peux vous dire àprésent c'est que je ne sors presque point de mon lit, et que dans cet état je ne dois prendre aucun autre party que celuy de tâcher de guérir, s'il est possible. Pour vous, qui avez recouvré votre santé, et qui êtes en état de bien savoir ce que vous voulez, Daignez me le mander bien positivement. Vos vues règleront les miennes. C'est à vous de disposer de ma vie s'il est vray que vous ayez pour moy une amitié réelle, examinez bien ce que vous pouvez faire, ce que vous daignez vouloir, et ce que vous voulez que je fasse. Le retour de vos premiers sentiments serait seul capable de me rendre ma santé et d'adoucir tous mes malheurs. Mais il s'agit de ne vous rendre pas malheureuse. Comptez que cet objet a toujours été le premier dans mon cœur.