1754-04-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je reçois vôtre lettre du 29 mars. Je voudrais bien pouvoir vous témoigner de ma main la satisfaction que j'ai de toutes vos bontés, et de cette amitié constante et courageuse que mes infortunes ne peuvent lasser; mais je suis dans un affaiblissement extréme. Cela n'est pas bien étonnant après six mois d'une maladie de langueur qui ne m'a pas encor permis de m'habiller. A la fin on succombe, et le courage n'empêche ni de soufrir ni de mourir.

Je vous ai mandé que j'ai reçu le paquet que vous avez eu la bonté de m'envoyer par Mr. Bouret. Je ne puis que vous prier actuellement de m'envoïer à Strasbourg les livres et les autres petites bagatelles que je vous ai demandées.

A l'égard de la vente des meubles et de la vaisselle d'argent je crois que tout cela doit se faire à l'amiable. Je suis bien loin de vous avoir jamais demandé une vente publique et juridique qui serait le comble du ridicule, et qui suposerait une mort civile en attendant l'autre qui n'est pas éloignée. Je remets le tout à vôtre prudence et à vôtre amitié.

Pour mes livres, il faudra vendre les in 4to et in folio, qui sont de défaite, et garder le reste quoique je n'espère les revoir ni dans quatre ans, ni après, n'étant pas assurément probable que je vive encor quatre années. Vous me ferez plaisir de joindre à l'envoi que vous voulez bien me faire, un éxemplaire de ce livre intitulé, je crois, Connaissance des beautés et des défauts de la langue française.L'auteur me fit présent d'une douzaine d'éxemplaires que j'ai bien grassement païés, et que je n'ai jamais lus. Ils sont sur la dernière tablette d'en haut au dessus de la porte. Je vous supplie donc d'en mettre un éxemplaire dans vôtre paquet.

Vous me ferez un extréme plaisir de me détailler ce que vous a dit Mr. sur l'Aube. Vous ne devez être ni étonnée, ni fâchée, ni repentante de n'avoir pû dire précisément quel voïage je ferais, puisque ni vous ni moi ne le savons, puisque je ne ferai peut-être que le voïage de l'autre monde, puisque je vous ai mandé dans toutes mes lettres que je n'avais rien promis ni à l'Electeur Palatin, ni à Made la Duchesse de Gotha, ni à Made de Bareith, ni à ceux qui m'apellent en Italie, ni à ceux qui m'appellent en Angleterre. Vous savez que je me suis préparé à tout sans m'engager à rien; et que ni l'état de ma santé, ni celui de mes affaires, ni mon devoir, ni mon amitié pour vous ne me permettraient de prendre aucun parti. Mais si vous aviez répondu, il voïagera dans les endroits où il croira trouver un peu de santé, cette réponse aurait mis tout le monde à son aise.

Tout ce qu'on vous a dit du fond de cette histoire prétendue universelle qu'on a si indignement défigurée, est digne de l'ignorance de presque tous vos compatriotes, surtout de ceux qui vivent dans ce qu'on appelle le grand monde, et qui ignorent l'histoire du monde. C'est une impertinence réservée aux ignorants de notre siècle d'être à savoir que les Arabes conquérans de l'Espagne nous ont apris jusqu'à l'almanac, et de ne pas savoir que dans ces temps de ténèbres qu'on appelle les siècles de fer, Rome fut aussi scandaleusement gouvernée que les autres païs de l'Europe. Il y a encor une injustice extréme à ne pas sentir que ces temps affreux font L'éloge du nôtre. Le fonds de cette histoire est très-vrai; les indignes altérations qu'on y a faites, et que j'ai démontrées, ont assez excité ma colère, et ne devaient pas m'attirer une persécution. Le mal que m'a causé l'infâme édition de Néaume, est incroïable; d'un côté on me fait porter à la cour la peine de son crime, de l'autre ce malheureux, fâché de voir que je condamne publiquement son édition et son procédé dans toutes les gazettes, fait écrire contre moi les libelles les plus scandaleux en Hollande. Vous m'avouerez que c'en est trop, d'être persécuté à la fois par les amis et par les ennemis des Papes. Jugez donc enfin de ma situation: ajoutez-y tout ce qui accompagne une maladie de langueur dans une petite ville de province; joignez-y les persécutions que j'ai essuïées dans cette province même au sujet de cette malheureuse édition, et des chagrins plus violents encore, que vous connaissez et jugez si je n'ai pas besoin de quelque patience.

C'est au sujet de cette indigne édition de Jean Néaulme qu'un