à Colmar 30 octbre [1753]
Je reçois à la fois deux n. 12 du 24 octobre.
Deux fois par jour ma chère enfant! que ne pui-je en faire autant! Mais il est passé ce bel âge où l'on se sert de sa plume deux fois par jour avec ce qu'on aime. Je vois que l'Alzace ne vous plaît pas. Vous aimez Paris, vous ne voulez pas trop vous en éloigner. Je vous fis le sacrifice de Berlin il y a plus d'un an. Je vous ferai volontiers celuy de l'Alzace, quoy qu'il soit doux d'être au milieu de son bien. Je vous ay consacré le reste de ma vie et tout mon malheur est de n'avoir pas fait plustôt cette dédicace. Si vous voulez absolument du ste Palais, il faudra donc faire un bail. Vous n'aurez qu'à le faire si vous le voulez en votre nom; et quand vous y serez établie, vous m'y verrez bientôt.
La personne qui a écrit à ce très méchant Maupertuis que je suis l'autheur de cette méchante rapsodie sur la cour de Berlin, ne peut le croire. Elle sait très bien qu'on n'écrit point ainsi en allemand. Elle me rend dans le fond de son cœur plus de justice, mais comment faire quand on est persécuté par des personnes aussi puissantes qui employent le poignard de la calomnie et le masque de la modération? Il y a des hommes dont le corps a été plus tourmenté (sous les Phalaris par exemple) mais il n'y a point d'âme plus vexée que la mienne. Voylà d'étranges exemples de petitesses dans l'esprit. La Baumelle déchaîné va mettre le comble à touttes ces impostures. Je ne peux que m'envelopper dans mon innocence mais c'est un mantau qui ne met pas à couvert du stilet des pervers.
Je suis revenu à Colmar que je suis contraint d'habiter à cause d'une cinquantaine d'empereurs que je ne peux quitter d'un moment. Cette occupation trompera mes douleurs jusqu'au jour où elles seront noiées dans le plaisir de vous revoir. Je vais écrire à M. de ste Palais. Vous ferez d'ailleurs auprès des personnes qui peuvent avoir des instants de bonne volonté, ce que vous voudrez ou plutôt comme vous dites fort bien, ce que vous pourez. Quand vous aurez tout arrangé pour Sainte Palais, vous n'aurez qu'à m'avertir. Je vais dire à mes empereurs qu'il faut qu'ils soient prêts. Si ce secrétaire du comte de Loos n'a fait que copier le père Barre, il a fait là un bien mauvais ouvrage. Le mien peut ne valoir rien, mais il est différent. Si je peux vous devoir l'obligation d'avoir en ma possession ce livre qu'imprime Herissant, ce sera un grand plaisir que vous me ferez. Tâchez d'obtenir un exemplaire. On parle de grands événements mais en province on fait une solive d'un fétu, et les nouvelles précoces sont pour la plus part aussi fausses que les vieilles histoires. Les petites véroles qui viennent d'emporter tant de personnes de distinction, sont des histoires bien tristes. Voylà ce que c'est de n'avoir pas eu le courage d'introduire l'inoculation d'Angleterre. On ne meurt point de la petite vérole à Londres parce qu'on y a de la fermeté dans l'esprit.
Il me vient une idée sur la Condamine qui se fait si indignement le colporteur de Maupertui. Ne pourait on pas luy faire dire par mr Dargenson, ou par monsieur de Malzerbes qu'il joue là, un indigne rôle? Adieu, je suis accablé de persécutions et de maladies, mais vous m'aimez et je ne me crois point malheureux. Mille tendres compliments à made Daurade. Ah si on pouvait recommencer! Adieu, adieu.