auprès de Colmar 30 octb [1753]
Mon cher ange, si madame la maréchalle de Duras, qui a l'air si résolu, avait fait comme madame de Montaigu et comme la feue Reine d'Angleterre, si elle avait donné bravement la petite vérole à ses enfans, vous ne pleureriez pas aujourdui madame la duchesse d'Aumont.
Il y a trente ans que j'ay crié qu'on pouvait sauver la dixième partie de la nation. Il y a quelques gens qui, frappez de la mort des personnes considérables enlevées à la fleur de leur âge par la petite vérole, disent, mais vrayment il faudrait essaier l'inoculation, et puis au bout de quinze jours, on ne pense plus ny à ceux qui sont morts ny à ceux que ce fléau de la nature menace encor de la mort.
L'année passée l'évêque de Vorcester prêcha dans Londres devant le parlement en faveur de l'inoculation, et prouva qu'elle sauvait la vie tous les ans à deux mille personnes dans cette capitale. Voylà des sermons qui valent bien mieux que les bavarderies de nos prédicateurs.
Il y a un homme dans le monde plus dangereux que la petite vérole. Il s'abaisse jusqu'à la calomnie. Un sourdaut qui est la trompette de Maupertui répand ces horreurs. Où se sauver? Vous me direz que c'est au château de M. de Ste Palais, mais le père Goulu persécutait Balzac jusques sur les bords de la Charente.
Mais mon cher ange si vous me promettez vous, et madame d'Argental d'aller dans ce châtau, je signe le marché aveuglément. J'ay un bien assez considérable en Alzace, et je voulais bâtir sur les ruines d'un vieux palais qui apartiennent à mr le duc de Virtemberg. Touttes mes idées s'évanouissent dès qu'ils s'agit de me rapprocher de vous. Je vais écrire à mr de Ste Palaye. Je ne sçai ce que c'est que cette chevalerie de M. de la Curne dont vous me parlez? et qu'il m'a, dittes vous, envoyée. Esce une histoire de l'ancienne chevalerie? Pourquoy ma nièce ne m'a t'elle pas averti que j'avais cette nouvelle obligation à M. de la Curne? pourquoy m'a t'elle privée de ce livre? Il était tout fait pour moy qui suis actuellement plongé dans l'histoire de ces temps là?
Je n'ose vous prier de présenter mes respects et ma sensibilité à M. le duc d'Aumont. Qui aurait dit que Fontenelle enterrerait madame d'Aumont? Mais cent ans et trente sont la même chose pour la faux de la mort. Tout est un point et tout est un songe. Le songe de ma vie a été un cochemar assez perpétuel. Il sera bien doux s'il peut finir en vous voyant, ce sera ouvrir les yeux à une lumière bien agréable.
On m'a envoyé la querelle. Il vaudrait mieux point de querelle. Adieu mon très aimable ange, mille tendres respects à tous les vôtres.
Je suis bien malade. Adieu les tragédies.
V.