1777-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous me plongez, messieurs, dans le plus grand embarras où je pusse me trouver.
Mr Saurin et mr de la Harpe m'écrivent que vous m'avez vu en Sicile. Ils me disent même du bien d'Agatocle. Voilà mon secret connu, et tout ce que j'osais espérer de cet Agatocle renversé.

Vous n'ignorez plus le grand nombre d'ennemis implacables qui me persécutent, et qui me poursuivront jusqu'à la mort. Peut-être le succès d'un ouvrage honnête dans un âge si avancé, aurait pu, non pas désarmer des ennemis acharnés, mais émousser un peu la pointe du poignard qu'ils aiguisent depuis si longtemps contre moi. Je comptais ne me découvrir qu'après que j'aurais rendu à force de soins cet ouvrage un peu digne de votre approbation et de celle du public. Me voilà forcé par vous mêmes à m'exposer à toute la méchanceté de mes ennemis, à tout le ridicule d'un vieillard qui veut faire le jeune homme, et à tous les chagrins qui peuvent suivre un tel désagrément.

Je n'ai d'autre parti à prendre sur le bord du précipice où je suis, que de m'y jeter aveuglément en comptant que votre amitié me soutiendra, et m'empêchera d'aller au fond.

Je crois avoir fait le seul usage que je pouvais faire de vos remarques; et je sens même qu'il m'est impossible de prendre un autre tour. Je m'en rapporte à vous.

Je vous envoie donc mon Sicilien, et je vous demande en grâce au nom de votre ancienne amitié, d'inspirer à mr le duc d'Aumont autant de bienveillance pour moi que vous en avez.

Le temps n'est pas favorable, mais je suis forcé à combattre dans la saison qui se présente. Si mr le duc d'Aumont est content de l'ouvrage, et s'il vous promet de le protéger d'une manière efficace, je lui écrirai sans doute, et de la manière dont je dois lui écrire, mais je ne me hasarderai certainement pas à l'importuner pour un ouvrage qui ne lui plairait point.

Je vous avoue que je suis dans une crise violente. Vous m'y avez mis; c'est à vous de m'en tirer. Mon cher ange ne voudrait pas me faire mourir de chagrin.