31e auguste 1777
Mon cher ange, il n'y a plus moyen de vous parler en figure, depuis que vous êtes un peu content de ce que je vous ai envoyé.
Vous m'avez rendu le courage et l'espérance, mais comment vous ferai je tenir l'ouvrage que vous prenez sous votre protection? Vous savez que mr de Vaines ne peut venir dans mon hôpital solitaire. J'ignore encore si on lui conservera sa place. Je n'ai eu l'honneur de voir mr le duc de Villequier qu'un moment; c'était un de mes plus mauvais jours; je me trouvai mal devant lui, et il prit le parti de s'en aller au lieu de dîner. Les contretemps les plus funestes ont suivi ce désagrément. M. de Villequier avait oublié une lettre de mr de Malesherbes écrite de Montigni au mois de juillet. Il ne me l'a renvoyée qu'hier du fond de la Suisse.
La mort de mr de Trudaine chez qui mr de Malesherbes m'écrivait, a mis le comble à toutes les contradictions que j'éprouve. Figurez vous qu'au milieu des embarras et de la ruine de ma colonie, entouré de créanciers pressants et de débiteurs insolvables, j'ai entrepris deux ouvrages d'un genre bien différent de la tragédie, et peut-être beaucoup plus intéressants et plus utiles. Tant de fardeaux à mon âge ne sont pas aisés à supporter avec les maladies qui me désolent et qui me privent de la consolation de venir vous embrasser. Il faut combattre jusqu'au dernier moment la nature et la fortune, et ne jamais désespérer de rien jusqu'à ce qu'on soit bien mort. Commençons par mes Siracusains; voyons comment je pourrai vous les envoyer; tout le reste sera mon affaire. La vôtre, mon cher ange, sera d'être le plénipotentiaire de Siracuse aussi bien que de Parme.
Made de St Julien m'avait obligé de me réfugier en Sicile en disant mon secret de Constantinople. Serais je assez heureux pour que vous engageassiez mr le duc D'Aumont à faire son affaire de cette Sicile que vous semblez aimer, et de la faire paraître à Paris sous sa protection?
Je suis persuadé que vos conseils, et ceux de mr de Thibouville suffiraient pour faire représenter l'ouvrage de manière à lui assurer quelque succès, et que peut-être même la singularité d'une pareille entreprise à mon âge désarmerait la cabale, et contribuerait à me faire mourir en paix. J'ose dire que c'est à vous et à mr de Thibouville, l'élève de Baron, à ramener le bon goût dans Paris. Mes derniers jours seraient trop heureux si j'avais quelque part une telle victoire. Il me semble qu'il serait digne de mr le duc D'Aumont de se joindre à vous. Vous êtes tous trois très capables d'ajouter le plaisir du secret à celui de conduire cette affaire dont le succès serait pour moi de la plus grande importance. Cette importance tient à des choses que vous devinez bien, et dont je vous parlerais si j'avais assez de force pour faire un tour à Paris. Et je l'aurai cette force, mon cher ange, si vous avez celle de réussir dans la négociation que je vous propose. Oui, vous y réussirez; car vous êtes et vous serez mon ange gardien jusqu'au moment où j'irai, comme de raison, à tous les diables.