1777-09-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous ne m'avez jamais dit, mon cher ange, quelle est la dame ou la demoiselle aimable et respectable, ou l'une et l'autre, qui vous prête sa main quand vous avez la bonté de m'écrire.

Vous ne m'avez jamais appris le secret du gouvernement de votre maison. Les ministres des princes sont discrets, et un vieux malade entre le mont Jura et les grandes Alpes n'a pas le don de deviner. Je ne puis que remercier au hasard la jolie main qui veut bien m'avertir quelquefois que vous êtes encore mon ange gardien, quoique j'aie la mine d'être bientôt damné.

S'il y a encore dans Paris quelques honnêtes gens qui n'aient pas abjuré le bon goût introduit en France pour quelque temps par nos maîtres; si on pouvait retrouver quelque étincelle de ce goût dans l'ouvrage dont le fond ne vous a pas déplu; si cet ouvrage retravaillé avec soin pouvait trouver place au milieu des enchantements des boulevards et des soupers où l'on mange des cœurs avec une sauce de sang, alors peut-être une pièce honnête approuvée par vous ferait ressouvenir les Français qu'ils ont eu autrefois un bon siècle.

Plus nous attendrons, et plus cette pièce mériterait de l'indulgence. La singularité d'un tel ouvrage donné à quatre-vingt-quatre ans, pourrait adoucir la critique des ennemis irréconciliables, et inspirer même de l'intérêt au petit nombre qui regrette le temps passé. J'aimerais mieux même hasarder la chose à quatre-vingt-dix ans qu'à quatre-vingt-quatre, pourvu que je la visse jouer auprés de vous dans une loge assisté de quelques Matussalem.

Cette idée me paraît assez plaisante, mais malheureusement le temps coule, la dernière heure sonne; mr de Thibouville dit qu'il est malade. Je tâcherai de profiter de vos réflexions et des siennes, mais songez que des réflexions qui peuvent faire corriger des fautes, ne donnent jamais de génie. Ayez pitié de ma décadence, et rendez justice à un cœur qui vous chérira jusqu'à son dernier moment.

Je n'écris point aujourd'hui à mr de Thibouville. Je m'intéresse vivement à sa santé; je compte que ma lettre est pour vous deux.

NB. Je reçois dans l'instant la lettre de mon divin ange. Je crois y avoir répondu. J'y répondrai mieux en travaillant selon vos vues, si dieu m'en donne la force.