1777-08-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, il y a plus de soixante ans que vous voulez bien m'aimer un peu.
Il faut que je fasse à mon ange un petit croquis de ma situation, quoiqu'il soit défendu de parler de soi même, et quoiqu'on ait joué l'égoïsme bien ou mal, dans votre tripot de Paris.

J'ai quatre-vingt-trois ans, comme vous savez, et il y a environ soixante et six ans que je travaille. Tous les gens de lettres en France, hors moi, jouissent des faveurs de la cour, et on m'a ôté, je ne sais comment, du moins, on ne me paye plus, une pension de deux mille livres que j'avais avant que Louis 15 fût sacré.

Je suis retiré depuis trente ans ou environ sur la frontière de la Suisse. Je n'avais qu'un protecteur en France, c'était mr Turgot; on me l'a ôté; il me restait mr de Trudaine, on me l'ôte encore.

J'avais eu l'impudence de bâtir une ville; cette noble sottise m'a ruiné.

J'avais repris mon ancien métier de cuisine pour me consoler; je ne sens que trop, toute réflexion faite, que je n'entends rien à la nouvelle cuisine, et que l'ancienne est hors de mode.

Le chagrin s'est emparé de moi, et m'a fait perdre la tête. Je suis devenu imbécile au point que j'ai pris pour une chose sérieuse la plaisanterie de mr de Thibouville qui me demandait des pastilles d'épine vinette. J'ai eu la bêtise de ne pas entendre ce logogriphe; j'ai cru me ressouvenir qu'on faisait autrefois des pastilles d'épine vinette à Dijon, et j'en ai fait tenir une petite boîte à votre voisin au lieu de vous envoyer le mauvais pâté que je vous avais promis.

Ce pâté est bien froid, cependant il partira à l'adresse que vous m'avez donnée à condition que vous n'en mangerez qu'avec mr de Thibouville, et que vous me le renverrez tel qu'il est, partagé en cinq morceaux.

Je ne vous dirai point combien tous les pâtés qu'on m'a envoyés de votre nouvelle cuisine, m'ont paru dégoûtants. Mon extrême aversion pour ce mauvais goût ne rendra pas mon pâté meilleur. Peut-être qu'en le faisant réchauffer on pourrait le servir sur table dans deux ou trois ans, mais il faudrait surtout qu'il fût servi par les mains d'une jeune personne de dix-huit à vingt ans, qui sût faire les honneurs d'un pâté comme madlle Adrienne les faisait à trente ans passés. Il nous faudrait aussi un maître d'hôtel tel que celui qui est le chef de la cuisine ancienne, et qui vous fait sa cour quelquefois. Et avec toutes ces précautions, je doute encore que ce pâté qui n'est pas assez épicé, fût bien reçu. Quoi qu'il en soit, goûtez en un petit moment mon cher ange, et renvoyez le moi subitò, subitò.

Je ne vous parle point du voyageur que vous prétendiez devoir passer chez moi. Je ne sais si vous savez qu'il a été assez mécontent de la ville qui a été représentée quelques années par un grand homme de finances, et que cette ville a été encore plus mécontente de lui. Quoi qu'il en soit, je ne l'ai point vu, et je ne compte point cette disgrâce parmi les mille et une infortunes que je vous ai étalées au commencement de mon épître chagrine.

Le résultat de tout ce bavardage, c'est que j'aimerai mon cher ange, et que je me mettrai à l'ombre de ses ailes, jusqu'au dernier moment de ma ridicule vie.

V.