27e juin 1777
Votre vieux cuisinier, mon cher ange, est bien loin de vous faire bonne chére.
Il est réduit aux apothicaires, et très étonné d'être encore en vie. Cependant il ne voudrait pas mourir sans vous envoyer les cinq pâtés qu'il vous a promis, et qu'il n'a faits que pour vous. Je ne sais s'ils sont de l'ancienne cuisine ou de la nouvelle. Je ne peux manger d'aucun des nouveaux plats qu'on m'a envoyés de Paris, mais mon dégoût ne prouve point que j'aie mieux réussi que les jeunes cuisiniers du temps présent.
Je cède enfin à l'envie extrême de vous montrer ce que je sais encore faire. Jurez moi, mon cher ange, que personne au monde, hors mr de Thibouville, ne verra mes petits pâtés. Jurez moi de me les renvoyer dès que vous en aurez mangé un petit morceau. Vous verrez après cet essai si je puis me mettre au rang des pâtissiers modernes qui empoisonnent le public. Le point principal est de vous plaire. Commencez par me faire serment de ne point laisser sortir les pâtés de vos mains, et de me les renvoyer en m'apprenant si j'y ai mis trop ou trop peu de poivre, et si le goût qui règne aujourd'hui est plus dépravé que le mien.
Le fond de mes petits pâtés n'est pas fait pour une monarchie; mais vous m'avez appris qu'on avait servi du Brutus, il y a quelque temps devant m. le comte de Falkenstein, et que les convives ne s'étaient pourtant pas levés de table.
En un mot, mon cher ange, il me paraît si comique de faire encore la cuisine à mon âge, et je vous confie tous mes ridicules avec tant de bonne foi, que je les tiens pour pardonnés. Votre amitié, mon cher ange, me console de tout, mais je ne demande point votre indulgence; je veux savoir si mes pâtes ne vous écorcheront pas le gosier.