1762-02-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à marchese Francesco Albergati Capacelli.

Vous envoyez, mon cher Monsieur, une paire de Lunettes à un aveugle, et un violon à un manchot.
Je sens tout le prix de vos bontés, et de vôtre souvenir, tout indigne que j'en suis. Heureux ceux qui ont æs triplexà L'estomach, et qui pouront manger de vos excellentes mortadelles … qui ressemblent au phallum des Egyptiens. Heureux les intrépides gosiers, qui avaleront vôtre Rossoli. Je vais déclarer au grand médecin Tronchin, qu'il faut absolument qu'il me guérisse, et que j'aye ma part du plaisir de mes convives; ils s'écrient tous, ah la bonne chose que ce saucisson! donnez moi encor un petit coup de ce Rossoli; et moi je suis là comme L'Eunuque du serrail qui voit faire, et qui ne fait rien.

J'ai donné vôtre recette au cuisinier. Vous dites très agréablement que le Docteur Bianchi n'en a pas de meilleure. Ah! Monsieur, je vous crois; et je crois même que tous les médecins du monde sont dans le cas de Mr Bianchi.

Si je peux guérir, je fais vœu d'aller à nôtre Dame de Lorrette, et de là,à votre beau théâtre. Il est bien triste pour moi, de n'être pas témoin de l'honneur que vous faittes aux Lettres.

Quand nôtre peintre de la nature honorera mes petits pénates de sa présence, il verra mon théâtre achevé, et nous pourons jouer devant lui; mais il faudrait jouer ses pièces; je pourais tout au plus faire le vieux Pantalon bisognosi. J'ai quelquefois deux ou trois heures de bon dans la journée, c'est à dire deux ou trois heures où je ne souffre pas beaucoup. Je les consacrerais à Mr Goldoni; et si j'avais de la santé, je le mênerais à Paris, avant de faire mon voyage de Lorette.

Je ne laisse pas de travailler, tout malade que je suis. Je broche des comédies dans mon lit, et quand j'ai fait quelque scène dans ma tête, je la dicte, j'envoye la pièce à Paris, on la joue, les comédiens gagnent beaucoup d'argent, et ne me remercient seulement pas. On en joue une actuellement dont le sujet est le droit qu'avaient autrefois les seigneurs de coucher avec les nouvelles mariées le premier soir de leurs noces. On dit qu'il y a du comique et de l'intérêt dans cette pièce. Elle réussit beaucoup, mais je n'en suis pas juge, parce que c'est moi qui l'ai faitte. J'aurai l'honneur de vous l'envoyer, dès qu'elle aura été imprimée.

Intanto l'amo, l'onoro, la riverisco, la ringrazio.

V.