6e 7bre 1765
Ce n'est donc plus le temps, Monsieur, où les Pithagores voiageaient pour aller enseigner les pauvres Indiens; vous préférez vôtre campagne à mes mazures.
Soiez bien persuadé que je mourrai très affligé de ne vous avoir point vu. J'ai eu l'honneur de passer quelque temps de ma vie avec Made vôtre mère dont vous avez tout l'esprit avec beaucoup plus de philosophie.
Si j'avais pu vous posséder cet automne, vous auriez trouvé chez moi un philosophe qui vous aurait tenu tête, et qui mérite de se battre avec vous. Pour moi je vous aurais écoutés l'un et l'autre, et je ne me serais point battu. J'aurais tâché seulement de vous faire une bonne chère, plus simple que délicate. Il y a des nourritures fort anciennes et fort bonnes, dont tous les sages de l'antiquité se sont toujours bien trouvés. Vous les aimez, et j'en mangerais volontiers avec vous, mais j'avoue que mon estomac ne s'accomode point de la nouvelle cuisine. Je ne peux souffrir un ris de veau qui nage dans une sauce salée, laquelle s'élève quinze lignes au dessus de ce petit ris de veau. Je ne puis manger d'un hachis composé de coq d'Inde, de lièvre, et de lapin qu'on veut me faire prendre pour une seule viande. Je n'aime ni le pigeon à la crapaudine, ni le pain qui n'a pas de croûte. Je bois du vin modérément, et je trouve fort étranges les gens qui mangent sans boire, et qui ne savent pas même ce qu'ils mangent.
Je ne vous dissimulerai pas même, que je n'aime point du tout qu'on se parle à l'oreille quand on est à table, et qu'on dise ce qu'on a fait hier, à son voisin qui ne s'en soucie guère, ou qui en abuse. Je ne désaprouve pas qu'on dise bénédicité, mais je souhaite qu'on s'en tienne là parce que si on va plus loin on ne s'entend plus, l'assemblée devient cohue et on dispute à chaque service.
Quant aux cuisiniers, je ne saurais suporter l'essence de jambon, ni l'éxcez des morilles, des champignons, de poivre et de muscade, avec lesquels ils déguisent des mets très sains en eux mêmes, et que je ne voudrais pas seulement qu'on lardât.
Il y a des gens qui vous mettent sur la table un grand surtout où il est deffendu de toucher; celà m'a paru très incivil; on ne doit servir un plat à son hôte que pour qu'il en mange et il est fort injuste de se brouiller avec luy, parce qu'il aura entamé un cédra qu'on luy aura présenté. Et puis quand on s'est brouillé pour un cédra il faut se racomoder et faire une paix plâtrée, souvent pire que l'inimitié déclarée.
Je veux que le pain soit cuit au four, et jamais dans un privé. Vous auriez des figues au fruit, mais dans la saison.
Un souper sans apprêts, tel que je le propose, fait espérer un sommeil fort doux et fort plein, qui ne sera troublé par aucun songe désagréable.
Voilà, Monsieur, comme je désirerais d'avoir l'honneur de manger avec vous. Je suis un peu malade àprésent, je n'ai pas grand appétit mais vous m'en donneriez, et vous me feriez trouver plus de goût à mes simples aliments.
Made Denis est très sensible à l'honneur de vôtre souvenir, elle est entièrement à mon régime. C'est d'ailleurs une fort bonne actrice; vous en auriez été content dans une assez mauvaise pièce à la grecque, intitulée Oreste, et vous l'auriez écoutée avec plaisir, même à côté de mlle Clairon.
Conservez moi au moins vos bontés si vous me refusez vôtre présence réelle.
V.