1777-06-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je suis indigné contre moi même, mon cher ange, de n'avoir pas depuis si longtemps tendu les bras à vos ailes qui m'ont toujours couvert de leur ombre: hélas ce n'est pas ma faute! je n'ai eu ni bras ni pieds ni tête depuis quelques mois; je vous écris aujourd'hui d'une main qui n'est pas celle dont je me sers ordinairement, mais c'est toujours le même cœur qui dicte.
Je vous parlerai d'abord de l'ambigue à cinq services, qui probablement sera servi bien froid ou plutôt qu'on n'osera jamais servir. Ce n'est pas, que le repas ne soit régulier, et qu'il n'y ait des plats assez extraordinaires qui pourraient être de haut goût; mais malheureusement madame de St Jullien avait parlé il y a plusieurs mois de notre souper; le bruit s'en était répandu dans Paris; je crois fermement que ce souper ne valait rien du tout, et que le cuisinier a très bien fait de le suprimer. L'autre est meilleur; mais il faudrait que le cuisinier fût à Paris, qu'il jouât le rôle de maître d'hôtel, et que les gourmets n'eussent pas le goût aussi égaré qu'ils l'ont depuis quelques années. J'ai vu le menu d'un nouveau traiteur de l'Amérique, qui a été servi vingt fois sur table, et dont en vérité je n'aurais jamais voulu manger un morceau. Si quelque jour la fantaisie pouvait vous prendre de tâter du vieux cuisinier que vous savez, quand ce ne serait que pour la rareté du fait, ce vieux cuisinier serait capable de faire le voyage auprès de vous, et de se loger dans quelque gargote bien obscure, et bien ignorée. Qui sait même si cette aventure ne pourrait pas arriver l'année mil sept cent soixante et dix-huit? Je me berce de cette chimère, parce qu'elle m'entretient de vous. Le préalable serait qu'alors mr le duc de Duras vous donnât sa parole d'honneur de se mettre avec vous à table, et même de manger avec appétit. Mais il est plaisant entre nous qu'on ait tant mangé de Zuma, et qu'on n'ait pas seulement essayé de tâter du don Pèdre. Le hasard gouverne ce monde.

Mon cher ange, le hasard m'a bien maltraité depuis quelques mois. Ce hasard est composé de la nature, et de la fortune. Des chances horribles sont sorties du cornet contre moi. Ma colonie est aussi délabrée que l'ont été Pondichery et Québec. Je me suis trouvé ruiné tout d'un coup sans savoir comment, et je me suis enfin aperçu qu'il n'appartenait qu'à Thésée, Romulus et monsieur Dupleix, de bâtir une ville.

Portez vous bien mon cher ange, aimez moi encore, tout chimérique, et tout infortuné que je suis. Ma tendre amitié, n'est pas du moins une chimère; elle est la consolation très réelle du reste de mes jours.

V.