1768-01-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

En réfutation monseigneur de la lettre dont vous m'honorez, du 15 janvier, voicy comme j'argumente.
Quiconque vous a dit que j'avais soupçonné ce Gallien d'être le fils du plus aimable grand seigneur de l'Europe, est un enfant de Sathan. Il se peut que ce malheureux l'ait fait entendre à Geneve pour se donner du crédit dans le monde et auprès des marchands. Mais comme j'ay eu chez moy deux de ses frères dont l'un est soldat et dont l'autre a été mousse, il est bien impossible qu'il me soit venu dans la tête qu'un pareil polisson fût d'un sang respectable. C'est encor une autre calomnie de dire que madame Denis et moy nous ayons mangé avec lui. Madame Denis vous demande justice. Il n'a jamais eu à Ferney d'autre table que celle du maître d'hôtel et des copistes, comme vous me l'aviez ordonné. On lui fournissait abondamment tout ce qu'il demandait mais on ne lui laissait prendre aucun essor dans la maison, et on se conformait en tout aux règles que vous aviez prescrites. Ses fréquentes absences qu'on luy reprochait, ne pouvaient être prévenues. On ne pouvait mettre un garde à la porte de sa chambre.

Dès que je sçus qu'il prenait à crédit chez les marchands de Geneve, je fis écrire des lettres circulaires par les quelles on les avertissait de ne rien fournir que sur mes billets.

Dès que mr Hennin, résident à Geneve, en eut fait son secrétaire il le fit manger à sa table selon son usage, usage qui n'est point établi chez moy. Alors Gallien vint en visite à Ferney. Il mangea avec la compagnie mais ny madame Denis ny moy ne nous mimes à table, nous mangeâmes dans ma chambre. Voylà l'exacte vérité.

C'est principalement chez mr Hennin qu'il a acheté des montres ornées de carats, et des bijoux. Le marchand dont je vous ai envoyé le mémoire ne luy a fourni que le nécessaire. Ne craignez point d'ailleurs qu'il soit jamais voleur de grand chemin. Il n'aura jamais le courage d'entreprendre ce métier qu'il trouve si noble. Il est poltron comme un lézard. Il est difficile à présent de le mettre en prison. Il partit de Genève le lendemain que mr le résident l'eut chassé; et dit qu'il allait à Berne ordonner aux trouppes de venir investir la ville. Le fonds de son caractère est la folie. En voilà trop sur ce malheureux objet de vos bontés et de ma patience. Je dois à votre exemple l'oublier pour jamais.

J'ay pris la liberté de vous consulter sur les calomnies d'un autre misérable de cette espèce qui dans ses mémoires a insulté indignement les noms de Guise et de Richelieu en plus d'un endroit. Le monde fourmille de ces polissons qui, nés pour être domestiques, s'érigent en juges des Rois et des généraux d'armée, dès qu'ils savent lire et écrire.

Les deux partis de Geneve prennent des mesures d'accomodement touttes différentes de l'arrest des médiateurs. Ce n'était pas la peine de faire venir un ambassadeur de France chez eux et d'importuner le Roy une année entière. Voilà bien du bruit pour peu de chose, mais cela n'est pas rare.

Agréez monseigneur mon tendre et profond respect.

V.