7e avril 1777
Mon cher ange, il n'y a que vous à qui j'ose écrire, dans l'état assez désagréable où je suis.
J'ai reçu, comme vous savez, un petit avertissement de la nature qui m'a fait souvenir que j'avais près de quatre-vingt-trois ans, et que ce n'était pas le temps de faire l'amour à Melpomène. Vous vous souvenez peut-être du petit souper à trois services que je préparais pour elle, pour vous, et pour mr de Thibouville. La nouvelle de cette petit fête que je vous préparais avait transpiré chez quelques cuisiniers qui préparaient de pareils repas de plus haut goût que le mien. Cette concurrence m'avait intimidé, et je vous destinais un autre souper à cinq services. Peut-être les fourneaux ont trop échauffé ma tête, et je serai obligé de renoncer à mon métier de Martialo.
Si vous étiez voisin des eaux de Bourbonne, au lieu d'être près des Thuileries, je vous demanderais la permission de porter mon souper chez vous, ou plutôt mes deux soupers. Celui qui est à cinq services, me paraît assez honnête, si j'ose le dire. C'est un repas de santé; mais cela ne suffit pas. On dit qu'il faut actuellement des entrées recherchées, et des nouveautés dont on n'aurait pas mangé autrefois. Il semble que je suis du bon vieux temps, et que la nouvelle cuisine n'est point faite pour moi.
J'ai bien la mine d'être obligé de prendre congé de la compagnie, avant d'être en état de vous consulter. Cependant vous m'avouerez que ce serait une chose assez plaisante si ma petite fête pouvait un jour réussir, et si même j'étais assez heureux pour venir quelque jour dans un petit coin vous faire toutes me confidences. C'est une idée que je roule souvent dans ma tête, et qui me console.
Il faut que je vous confie mes scrupules sur les Incas, que mon confrère de l'Académie et en historiographerie, m'a fait parvenir. J'espérais que ces Incas m'amuseraient beaucoup dans ma convalescence. Je vous avoue que j'ai été bien trompé. Il y a des sujets auxquels il ne faut rien changer. Le grand intérêt est dans le simple récit. Celui qui ajouterait des fictions aux batailles d'Arbelle et de Pharsale glacerait le lecteur au lieu de l'échauffer. Personne ne m'a parlé des Incas, excepté l'auteur. J'ai été étonné de ce silence après le bruit qu'avait fait l'ouvrage. Serait il arrivé la même chose aux Mânes de Louis 15? Ce titre un peu fastueux ne promet il pas trop? et ne peut il pas se faire que l'encens qu'il prodigue à tout le monde n'ait plu à personne? Cependant le style en est noble, et ne ressemble point au style insupportable qui règne aujourd'hui. L'auteur paraît réunir l'éloquence à la philosophie, et à beaucoup de connaissances. Je vous aurai bien de l'obligation, mon divin ange, si vous voulez bien m'apprendre comment ces deux ouvrages réussissent à Paris. Il me parait que ce sont deux pièces dont la scène est l'univers entier. Pour moi qui suis obligé de quitter le théâtre je vous demande votre avis du fond d'une loge grillée. Que ne puis je en effet avant de mourir me cacher derrière vous dans quelque loge, et entendre notre ami Le Kain! Faut il que je sois séparé de vous pour jamais! C'est une privation que je ne puis supporter. J'ai bien des chagrins, mais celui d'être si loin de vous m'est assurément le plus sensible. Je baise le bout de vos ailes de ma bouche pâle et mourante.
V.