Ferney, 20 septembre [1776]
Monsieur, en me donnant la plus agréable commission dont on pût jamais m'honorer, vous avez oublié une petite bagatelle; c'est que j'ai quatre-vingtdeux ans passés.
Vous êtes comme le dieu des jansénistes, qui donnait des commandements impossibles à exécuter; et, pour mieux ressembler à ce dieu là, vous ne manquez pas de m'avertir qu'on n'aura que quinze jours pour se préparer; de sorte qu'il arrivera que la reine aura soupé avant que je puisse recevoir votre réponse à ma lettre.
Malgré le temps qui presse, il faut, monsieur, que je vous consulte sur l'idée qui me vient.
Il y a une fête fort célèbre à Vienne, qui est celle de l'Hôte et de l'hôtesse: l'empereur est l'hôte, et l'impératrice est l'hôtesse: ils reçoivent tous les voyageurs qui viennent souper et coucher chez eux, et donnent un bon repas à table d'hôte. Tous les voyageurs sont habillés à l'ancienne mode de leur pays; chacun fait de son mieux pour cajoler respectueusement l'hôtesse; après quoi tous dansent ensemble. Il y a juste soixante ans que cette fête n'a pas été célébrée à Vienne: Monsieur voudrait il la donner à Brunoy?
Les voyageurs pourraient rencontrer des aventures: les uns feraient des vers pour la reine, les autres chanteraient quelques airs italiens; il y aurait des querelles, des rendez vous manqués, des plaisanteries de toute espèce.
Un pareil divertissement est, ce me semble, d'autant plus commode, que chaque acteur peut inventer lui même son rôle, et l'accourcir ou l'allonger comme il voudra.
Je vous répète, monsieur, qu'il me paraît impossible de préparer un ouvrage en forme pour le peu de temps que vous me donnez; mais voici ce que j'imagine: je vais faire une petite esquisse du ballet de l'Hôte et de l'hôtesse; je vous enverrai des vers aussi mauvais que j'en faisais autrefois; vous me paraissez avoir beaucoup de goût, vous les corrigerez, vous les placerez, vous verrez quid deceat, quid non.
Je ferai partir, dans trois ou quatre jours, cette détestable esquisse, dont vous ferez très aisément un joli tableau. Quand un homme d'esprit donne une fête, c'est à lui à mettre tout en place.
Vous pourriez, à tout hasard, monsieur, m'envoyer vos idées et vos ordres; mais je vous avertis qu'il y a cent vingt lieues de Brunoy à Ferney. Je vous demande le plus profond secret, parce qu'il n'est pas bien sûr que dans quatre jours je ne demande l'extrême onction, au lieu de travailler à un ballet.
J'ai l'honneur d'être avec respect, et une envie, probablement inutile, de vous plaire, etc.