1745-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Jacques Rousseau.

Vous réunissez monsieur deux talens qui ont toujours été séparez jusqu'à présent.
Voylà déjà deux bonnes raisons pour moy de vous estimer, et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talens à un ouvrage qui n'en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m'ordonna absolument de faire en un clin d'œil une petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tronquées qui devoient s'ajuster à des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J'obéis avec la plus grande exactitude, je fis très vite et très mal. J'envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant ou qu'il ne serviroit pas ou que je le corrigerois. Heureusement il est entre vos mains, vous en êtes le maitre absolu, j'ay perdu tout cela entièrement de vue. Je ne doute pas que vous n'ayez rectifié toutes les fautes échapées nécessairement dans une composition si rapide d'une simple esquisse, que vous n'ayez rempli les vuides, et suppléé à tout.

Je me souviens qu'entre autres balourdises, il n'est pas dit dans ces scènes qui lient les divertissements comment La princesse Grenadine passe tout d'un coup d'une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n'est point un magicien qui luy donne des fêtes, mais un Seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie Monsieur de vouloir bien revoir cet endroit dont je n'ay qu'une idée confuse. Voyez s'il est nécessaire que la prison s'ouvre, et qu'on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé pour elle. Je sens très bien que tout cela est fort misérable, et qu'il est assez au dessous d'un être pensant de se faire une affaire sérieuse de ces bagatelles, mais enfin puisqu'il s'agit de déplaire le moins qu'on pourá, il faut mettre le plus de raison qu'on peut, même dans un mauvais divertissement d'opéra.

Je me raporte de tout à vous et à mr Ballot, et je compte avoir bientôt l'honneur de vous faire mes remercimens et de vous assurer monsieur à quel point j'ay celuy d'être votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire