ce 5 may [1738]
Mon cher amy je vous ay envoyé un chifon pour vous et pour mr votre frère, et un gros paquet pour le fils du Roy des géants, le tout sous le couvert de Pollion.
Je reçois votre lettre du deux de may. Je ne sçai si je pouray prendre le jeune homme qui a apartenu à madame du Pin. On m'a je crois arrêté un jeune matématicien très savant et très aimable. En ce cas ce ne sera pas luy qui sera auprès de moy; mais bien, moy auprès de luy. Je luy apartiendray, et je le payeray.
Vraiment j'ay bien d'autres affaires que d'imprimer des épîtres en vers, i nunc et tecum versus meditare canoros. Le debit précipité de mes éléments de Neuton, donnez très imparfaits, m'occupe très désagréablement. Le titre charlatan que d'imbéciles libraires ont mis à l'ouvrage est ce qui m'inquiète le moins. Cependant je vous prie de détromper sur ce point, ceux qui me soupçoneroient de cette affiche ridicule. Voicy le titre simple tel, qu'il étoit dans les premières feuilles imprimées présentées à Mr le chancelier. Soyez témoin, et discerne causam meam. Renvoyez moy cette page cy jointe. Je crois que je ne puis mieux faire que de présenter à Mr le chancelier un mémoire par lequel je luy représenteray, que dès que j'ay pu connaitre ses idées, je m'y suis conformé, en cessant d'envoyer en Hollande les derniers cayers du livre. La preuve en est que ces derniers cayers manquent dans l'imprimé. J'ajouteray que cette soumission à ses vues me fait espérer qu'il voudra bien que je soumette encor à l'examen l'ouvrage revu et corrigé d'après ses reflexions. J'adresseray le mémoire soit aux aprobateurs Pitot et Montcarville, soit à mr Dargenson. Je vous suplie de consulter sur cela Mr Dargenson, et de me mander ce qu'il veut que je fasse. Je luy obéiray aveuglément.
Je vous avoue que je serois fort aise que L'ouvrage parût à Paris, purgé des fautes infinies que les éditeurs hollandais ont faites. Je suis persuadé que L'ouvrage peut être utile. Je seray auprès de Mr de Maupertuis ce qu'est Despautere auprès de Cicéron, mais je seray content, si j'aprends à la raison humaine à béguaier les véritez que Maupertuis n'enseigne qu'aux sages. Il sera le précepteur des hommes, et moy des enfans, Algaroti le sera des dames, mais non pas de me du Chastelet qui en sait au moins autant que luy, et qui a corrigé bien des choses dans son livre. Je vous répons qu'avec un peu d'attention, un esprit droit doit me comprendre. Tâchez de receuillir les sentiments et d'informer le monde qu'on ne doit m'imputer ny le titre ny les fautes glissées dans cette édition. On dit d'ailleurs qu'elle est très belle: mais j'aime mieux une vérité que cent vignetes.
Je voudrais bien savoir quel est le sosie qui me fait honnir en vers, pendant qu'on m'inquiète ainsi en prose. Ce sosie m'a bien la mine d'être l'auteur de l'épître à Roussau si long et si inégale. Je sçai quel il est. Je connois ses manœuvres. Il doit hair Roussau et des Fontaines. Il veut se servir de moy pour tirer les marons du feu. Je ne luy pardoneray jamais d'avoir fait tomber sur moy le soupçon d'être L'auteur de cette misérable épitre. Qu'il jouisse de ses succez passagers, qu'il se fasse de la réputation à force d'intrigues, mais qu'il ne me donne point ses enfans à élever.
Mon cher amy on a bien de la peine dans ce monde. Ce monde méchant est jaloux du repos des solitaires. Il leur envie la paix qu'il n'a point. Adieu, je n'ay jamais moins regretté Paris. Voyez Hébert en passant. Je vous embrasse tendrement.