Je regarde monsieur comme un de mes devoirs de vous envoier les éditions de la Henriade qui parviennent à ma connoissance.
En voicy une, qui bien que très fautive, ne laisse pas d'avoir quelque singularité, à cause de plusieurs variantes qui s'y trouvent, et dans la quelle on a de plus imprimé mon Essay sur l’épopée, tel que je l'ay composé en français et non pas tel que mr l'abbé des Fontaines, l'avoit traduit d'après mon Essay anglais. Vous trouverez peut être assez plaisant que je sois un auteur traduit par mes compatriotes et que je me sois retraduit moy même. Mais si vous aviez été deux ans comme moy en Angleterre je suis sûr que vous auriez été si touché de l’énergie de cette langue que vous auriez composé quelque chose en anglais.
Cette Henriade a été traduitte en vers à Londres, et en Allemagne. Cet honneur qu'on me fait dans les pays étrangers m'enhardit un peu auprès de vous. Je sai que vous êtes en commerce avec Roussau, mon ennemy. Mais vous ressemblez à Pomponius Atticus qui étoit courtisé à la fois par Cesar et par Pompée. Je suis persuadé que les invectives de cet homme en qui je respecte l'amitié dont vous l'honorez, ne feront que vous affermir dans les bontez que vous avez toujours eue pour moy. Vous êtes l'amy de tous les gens de lettres, et vous n’êtes jaloux d'aucun. Plût à dieu que le sr Roussau eût un caractère comme le vôtre.
Permettez monsieur que je mette dans votre paquet, un autre paquet pour mr le marquis de Caumont. C'est un homme qui aime les lettres comme vous, et que le bon goust a fait sans doute votre amy. Je vais luy écrire que j'ay pris la liberté de m'adresser à vous.
Quel temps monsieur pour vous envoier des vers!
On a pris le fort de Kell, on se bat en Pologne, on va se battre en Italie.
Voylà bien du latin que je vous cite. Mais c'est avec des dévots commevous quej'aime à réciter mon bréviaire.
J'ay actuellement avec moy un jeune homme nommé le Fevre qui se vante de vous avoir fort connu à Lyon, c'est un mérite que je luy envie. Je vous prie d'avoir la bonté de me mander, ce que vous pensez de ce jeune homme. Je vous souhaitte une bonne santé, la mienne est toujours languissante. J'ay l'honneur d’être avec tous les sentiments d'estime que je vous dois, monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
A Paris, près St Gervais ce 20 novembre 1733