1733-11-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques François Paul Aldonce de Sade.

Vous m'avez écrit, monsieur, en arrivant et je me suis bien douté que vous n'auriez pas demeuré huit jours dans ce pays là que vous n’écririez plus qu’à vos maîtresses.
Je vous fais mon compliment sur le mariage de m. votre frère mais j'aimerais encore mieux vous voir sacrer que de lui voir donner la bénédiction nuptiale. On s'est très souvent repenti du sacrement de mariage et jamais de l'onction épiscopale. Je viens d’écrire à m. de Sade cette petite guenille:

Vous suivez donc les étendars
De Bellone et de l'Hyménée?
Vous vous enrôlez cette année
Et sous Carman et sous Villars.
Le doyen des héros, une beauté novice,
Vont vous occuper tour à tour:
Et vous nous apprendrez un jour
Quel est le plus rude service
Ou de Villars ou de l'amour.

Ceci n'est bon que pour votre trinité indulgente. Je vous destinais des vers un peu plus ampoulés. C'est une nouvelle édition de la Henriade. J'airemis entre les mains de m. de Malijac un petit paquet contenant une Henriade pour vous et une pour m. de Caumont. Je vous remercie de tout mon cœur de m'avoir procuré l'honneur et l'agrément de son commerce. Mais c'est à lui que je dois à présent m'adresser pour ne pas perdre le vôtre. Il semble que vous ayez voulu vous défaire de moi pour me donner à m. de Caumont, comme on donne sa vieille maîtresse à son ami. Je veux lui plaire, mais je vous ferai toujours des coquetteries. Je ne lui ai pas pu envoyer des lettres en anglais, parce que je n'en ai qu'un exemplaire, ni en français, parce que je ne veux point être brûlé si tôt. Comment, mr de Caumont sait aussi l'anglais! Vous devriez bien l'apprendre. Vous l'apprendrez sûrement, car madame du Châtelet l'a appris en quinze jours, elle traduit déjà tout courant, elle n'a eu que cinq leçons d'un maître irlandais. En vérité madame du Châtelet est un prodige et on est bien neuf à notre cour.

Voulez vous des nouvelles? Le fort de Kell vient d’être pris, la flotte d'Alicante est en Sicile et tandis qu'on coupe les deux ailes de l'aigle impériale en Italie et en Allemagne, le roi Stanislas est plus empêché que jamais. Une grande moitié de sa petite armée l'a abandonné pour aller recevoir une paye plus forte de l’électeur roi.

Cependant le roi de Prusse se fait faire la cour par tout le monde, et ne se déclare encore pour personne. Les Hollandais veulent être neutres et vendre librement leur poivre et leur cannelle. Les Anglais voudraient secourir l'empereur et ils le feront trop tard. Voilà la situation présente de l'Europe. Mais à Paris on ne songe point à tout cela. On ne parle que du rossignol que chante melle Petitpas, et du procès qu'a Bernard avec Cervandoni pour le payement de ses impertinentes magnificences. Adieu. Quand vous serez las de tout autre chose souvenez vous que Voltaire est à vous toute sa vie avec le dévouement le plus tendre et le plus inviolable.