1775-04-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Le premier point de mon sermon, est l'abominable superstition populaire et parlementaire qui s'élêve contre la liberté du commerce des bleds et contre la liberté de tout commerce.
Vous voiez les horreurs qu'on vient de commettre à Dijon. Dieu veuille que les fétiches n'aient pas éxcité sous main cette petite st Barthelémi! Il semble qu'on prenne à tâche de dégoûter le plus grand homme de la France d'un ministère dans lequel il n'a fait que du bien. La nation des Welches est indigne de lui. Mais il y a des Français à qui sa gloire sera toujours chère, et qui combattront sous ses étendars, qui sont ceux de la vertu et du bien public.

Les Welches sont fous et barbares, mais les vrais Français sont honnêtes.

On dit qu'on crie à Paris parce que le pain blanc est renchéri de deux liards. Nous sommes moins difficiles dans notre petit canton ignoré. Le bled vaut actuellement chez nous quarante deux livres le septier de Paris, et nous ne crions point, parce que nous savons très bien que nôtre terrein n'est pas celui de Babilone, ou d'Egipte, ou de Sicile.

Je dirais volontiers à celui que vous aimez, Tu ne cede malis sed contra audentior ito; mais il se le dit à lui même.

Aureste, vous recevrez, je crois, par la première poste, le pain mollet que vous avez ordonné.

Mon second point est la vertueuse fermeté d'âme de mon jeune Prussien d'Abbeville. Il s'obstine à demander justice. Il regardera toujours une grâce comme un oprobre. Vous verrez s'il a raison par le mémoire que vous devez avoir reçu. Je vous prie instamment de vouloir bien donner ce mémoire à Beaumont et de l'encourager à bien faire.

Mon troisième point roulera sur la faiblesse et sur la méprise de Mr de Tressan. Il n'est pas pardonnable à un lieutenant général des armées du roi, de se donner ainsi en spectacle au monde, et de faire imprimer des vers si hardis sur des matières si délicates. Je conviendrai bien avec vous qu'il y a quelques beaux vers dans l'épître de ce prétendu chevalier de Morton. Mais tout géomêtre que vous êtes vous savez bien que des vers qui ne sont pas parfaits ne valent rien. Vous savez qu'un mot impropre gâte la plus belle pensée, et qu'une seule idée qui n'est pas à sa place rend tout un discours ridicule. Ainsi, vous me permettrez de vous dire que malgré quelques beaux vers détachés, Mr le chevalier de Morton est un mauvais poëte. Je suis indigné qu'on m'impute cet ouvrage, très indiscret d'ailleurs, très dangereux, et très mal placé.

Voilà mes trois points. Je vous prie de répondre à tous les trois avec amitié et vérité.