1775-05-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange, vous avez raison, et vous êtes très aimable dans tout ce que vous me dites le 22e avril 1775.
Contra sic argumentor.

Made Denis est aussi sensible qu'elle doit l'être à vos bontés. Elle se porte mieux, mais la convalescence sera difficile et longue. Ce n'est pas un grand malheur quand on a été si dangereusement malade.

Mad. De Luchet ne peut rien vous écrire touchant ses affaires et les vôtres, par la raison qu'elle n'y entend rien. Elle n'a jamais songé, et ne songera qu'à rire. Son pauvre mari cherche de l'or. Mais toujours rire, comme le veut sa femme, ou s'enrichir dans des mines, comme le croit le mari, c'est la pierre philosophale, et cela ne se trouve point.

Il me paraît aussi difficile d'arranger les affaires de notre jeune officier que d'enrichir mr de Luchet. Personne ne s'entend, personne n'agit de concert dans cette cruelle affaire. Tout ce que je puis vous dire c'est que le jeune homme ne peut rien accepter, rien faire, sans les ordres précis de son maître. Il nous paraît qu'on veut nous servir malgré nous et d'une manière qui ne peut nous convenir. On ne veut pas nous entendre, et nous ne pouvons pas tout dire. Pour moi je ne dois point paraître, vous connaissez ma position, et vous sentez bien que je ne dois agir à découvert qu'auprès de celui qui peut seul bien réparer les malheurs de notre jeune homme, et qui devrait déjà l'avoir fait, quand ce ne serait que pour couvrir d'opprobre les scélerats sur lesquels il pense comme vous et moi. Enfin, je ne vous dis rien sur cette affaire, parce que j'aurais trop à vous dire.

En voici une autre très désagréable, qui seule suffirait pour m'empêcher de me montrer dans l'affaire du jeune homme. Un de nos philosophes, excessivement imprudent, quoiqu'il n'en ait pas l'air, et qui fait des vers, quoique ce ne soit pas son métier, s'avise d'écrire à mr de Tressan une épître sous le nom du chevalier de Morton, et me fait parler dans cette épître comme si c'était moi qui l'écrivais. Il me fait dire les choses les plus hardies, les plus déplacées, et les plus dangereuses. Mr de Tressan a la simplicité de me croire l'auteur de cette rapsodie dans laquelle il est très ridiculement loué. Il me répond du même style; il fait imprimer ces sottises. C'est une étrange conduite pour un lieutenant général des armées, âgé de soixante et douze ans. L'auteur de la lettre du chevalier de Morton est certainement le plus coupable. C'est un homme très bien intentionné pour la bonne cause, mais il la sert bien mal en croyant lui faire du bien.

J'ignore si cette sottise a fait quelque bruit à Paris. Mr de Tressan à qui j'ai lavé la tête d'importance, m'a mandé qu'il en a fait parler à m. le garde des sceaux, mais en faisant parler on aura fait dire encore quelques nouvelles impertinences.

Je ne sais plus que faire ni que dire à tout cela. Il faudrait que je vinsse prendre de vos leçons huit ou dix jours à Paris; mais ni l'état de mad. Denis, ni le mien, ni mes forces, ni mes chagrins ne me permettent cette consolation. Je ne goûte que celle d'être encore aimé de vous à cent lieues. Mais faudra-t-il donc que je meure sans vous avoir embrassé?