10e avril 1775, à Ferney
Je profite du départ d'un jeune officier suisse, pour ouvrir mon cœur à l'un de mes deux chers Bertrands.
J'ai écrit à l'autre par Mr Maximilien De Rosny. Mais il faut que je vous représente le tort irréparable que me font le chevalier de Morton, et le comte De Tressan. Il n'y a pas le sens commun dans toute cette équipée. On ne sait ce qu'ils veulent; ils frappent à droite et à gauche, bien ou mal, à propos, ou sans propos. Il n'y a de clair dans ces deux épitres que l'envie de se faire de fête.
J'ai eu beau mander à Mr De Tressan, que je ne suis point le chevalier de Morton; que je n'ai jamais vanté les soupers du prétendu Epicure Stanislas, qui était très loin de ressembler à Epicure, et qui n'a jamais donné de souper à personne.
J'ai eu beau lui répéter deux fois que les prétendus vers composés dans ces soupers, ne pullulaient point dans les cours de l'Europe.
J'ai dit envain, qu'on ne déchire pas l'envelope des infiniment petits.
J'ai représenté inutilement, que je ne fais point de vers semblables à ceux cy,
J'ai voulu lui faire sentir combien il est ridicule de mettre sur la même ligne Pythagore et le Roi de Prusse, Montagne et Vanini.
Enfin, après lui avoir dit tout ce que je devais lui dire, je ne l'ai point persuadé. Il m'a répondu que vous et Mr D'Alembert vous aprouviez très fort la mauvaise épître du chevalier de Morton, dans laquelle il se trouve, à la vérité, quelques vers détachés assez bien faits, comme il s'en trouve par tout.
Le résultat de toute cette équipée sera infailliblement que le garde des sceaux sacrifiera tous les Ratons du monde au moindre pastophore qui demandera vengeance.
Voilà la troisième fois qu'on m'affuble d'ouvrages que je n'ai point faits, et qui doivent irriter les pastophores. Je suis le Marphorio à qui l'on attribue toutes les pasquinades. S'il arrive que je sois compromis dans l'affaire de nôtre jeune homme, il est perdu, et moi aussi.
L'équipée de Mr De Tressan, qui a fait imprimer ses vers avec des notes, est très dangereuse, elle gàtera tout. Ce que je vous dis n'est que trop vrai.
Le seul remêde qu'on pourait aporter à cette faute énorme qu'il a faitte serait de prouver par écrit que les vers du chevalier et du Comte ne valent pas grand chose, et qu'on m'a compromis bien mal à propos dans cette brochure. Mais je ne veux pas me brouiller avec Mr de Tressan que j'ai toujours aimé.
Je vous demande en grâce de lui parler vrai, et de l'engager à ne me plus imputer les vers d'un prétendu Ecossais. Tout cela m'afflige infiniment, surtout dans les circonstances présentes.
J'attends les ordres du Roi de Prusse sur l'affaire du jeune homme. Il lui permet déjà de prendre le titre de son ingénieur et de son aide de camp, il ne manque à celà que des apointements. Nous espérons qu'on en donnera au jeune homme à son retour et qu'il n'aura jamais besoin de demander des grâces à qui que ce soit. Il poura se borner à couvrir ses juges d'oprobre aux yeux de L'Europe. Il s'élêvera à lui même un tribunal dans lequel étant soutenu par le Roi son maître, il jugera lui même ses infâmes juges. C'est, à mon avis le seul parti qu'il doive prendre. Nous consulterons nos chers Bertrands quand il en sera tems, mais aujourd'hui il faut nous taire.
Conservez moi vos bontés, et soiez très sûr que je n'ai jamais eu la moindre envie de faire le voiage de Paris. Je n'irai pas plus dans cette Babilone que st Pierre n'a été à Rome.