1775-04-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Quoi que depuis longtems, Monseigneur, je n'aie pas pris la liberté de vous demander des nouvelles de vôtre étonnant procez, je ne m'y suis pas moins intéressé.
Made Denis qui a été entre la vie et la mort pendant plus d'un mois, a occupé tous mes soins. C'était un moribond qui en gardait un autre.

Pendant que j'étais dans cette triste situation vous savez peut être quelle a été l'étrange méprise de Mr Le comte de Tressan. Il m'a mandé qu'il vous en avait parlé, et qu'il était un peu honteux de m'avoir pris pour le chevalier de Morton. Je lui pardonne de m'avoir attribué d'assez mauvais vers; mais je ne sais si on lui pardonnera les choses très hardies et très indiscrètes qu'il a mises dans sa réponse. Je ne sçais point comme on pense actuellement. J'ignore si on panche vers la sévérité ou vers l'indulgence, mais je m'imagine que jamais un Lieutenant général ne sera fait Maréchal de France pour m'avoir écrit des vers contre les prêtres. Si Mr De Tressan avait sçu de quelles affaires je suis chargé aujourd'hui, il se serait bien donné de garde de faire imprimer toutes ces fariboles dangereuses qu'il dit vous avoir fait lire.

Je vous avais déjà dit, et je vous redis encor que j'étais obligé par une fatalité singulière, de conduire un procez plus cruel que le vôtre, un procez aussi affreux que celui des Calas et des Sirven, et dans lequel j'échouerai peutêtre. Mais il n'y a pas moien d'abandonner des personnes très estimables, très innocentes, et très infortunées. C'est mon destin depuis longtems de combattre contre l'injustice et je remplis encor ce devoir dans les derniers jours de ma vie.

Dès qu'il y aura quelque chose d'entamé sur la douloureuse affaire dont on m'a chargé, je ne manquerai pas de la soumettre à vôtre jugement. Vous devez connaître actuellement plus que personne, de quoi la méchanceté humaine est capable, et vous en serez plus disposé à compâtir aux malheureux.

Si j'osais vous suplier de daigner m'instruire à présent de l'état où est vôtre affaire, et si vous vouliez bien me faire parvenir la dernière requête des coupables, ce serait une faveur que mon tendre et ancien attachement mérite. Ce procez tiendra une place bien distinguée dans le recueil des causes célêbres. Il me semble que ce serait une occasion bien naturelle de vous rendre toute la justice qui vous est due, et de n'oublier aucun des services signalés que vous avez rendus à l'état. Celà serait assurément plus honnête et plus à sa place que le commerce de Mr de Tressan avec son prétendu chevalier de Morton, qui est un très mauvais poëte, quoiqu'il y ait dans son épitre quelques vers insolents assez bien frapés.

Le pauvre vieillard malade vous est attaché en vers et en prose avec le plus tendre respect.

V.