12e May 1775
Mon cher ami, si vous pouvez avoir un peu de loisir quelque dimanche, ou quelque jour de fête seriez vous assez honnête pour me mander s'il y a quelque chose de nouveau concernant les malandrins qui sont venus jetter dans la rivière tout le bled des meuniers, et toute la farine des boulangers pour prévenir la disette.
Pouriez vous me dire s'il est bien vrai que Mr Turgot ait le département de Paris?
Si vous croiez que l'on accorde la liberté provisoire aux prisonniers qui ne paraissent pas complices de Made de St Vincent?
Si vous avez lu l'ouvrage de nôtre genevois Neker, et si son stile vous a paru assez clair?
Made Denis est en pleine convalescence. Nôtre Colonie lui donne une belle fête jeudi.
Je ne vous dirai rien de nôtre jeune officier, parce qu'il n'y a rien à dire, ni rien à faire jusqu'à ce que son maître nous aie donné ses ordres positifs. Alors nous aurons recours à vos bontés. Mais nous ne devons pas risquer la moindre démarche qui pût déplaire à un seigneur assez puissant, et assez difficile. En attendant sa volonté suprême, il faut que je vous conte une des petites avantures auxquelles je suis assez sujet.
Un jeune philosophe, homme de qualité, homme d'esprit, homme très savant, s'est avisé d'imprimer une Lettre au Comte de Tressan, autre philosophe. La Lettre est sous le nom d'un chevalier de Morton; mais c'est moi que l'on fait parler. Cette Lettre en vers n'a pas le sens commun; mais dans son galimatias il y a de tems en tems des étincelles de raison. Cette facétie est imprimée sous le tître de Genêve. Mr De Tressan qui est loué dans cette pièce des pieds jusqu'à la tête, n'a pas douté que je n'en fusse l'auteur. Il m'a riposté dans le même goût; et a fait imprimer le tout pour la gloire de la philosophie.
Un jeune officier d'artillerie, nommé Mr De st Remi, parent, à ce que je crois, de Made de st Fargeau la mère, séduit par trois ou quatre beaux vers répandus dans cet impertinent ouvrage, l'a lu comme de moi chez Mr De st Fargeau, et a disputé vivement avec lui sur l'extrême mérite de cette sottise. Mr De st Fargeau s'est fâché; mais je suis encor plus fâché de mon côté, qu'on m'ait imputé cet amphigouri.
J'ai écrit à Mr De Tressan pour lui ouvrir les yeux; il m'a répondu qu'il croiait l'ouvrage excellent, et que parconséquent il était de moi. Enfin, je me suis vu forcé d'imprimer une de mes lettres à Mr de Tressan dans laquelle je lui fais voir l'excessif ridicule de cet ouvrage qu'il admire. Ma lettre est une petite leçon qui pourait aprendre aux gens d'esprit à se connaître en vers; car entre l'esprit et le goût il y a souvent une distance immense. Je crois que Mr Le garde des sceaux et Mr De st Fargeau ont beaucoup de bon sens; mais je voudrais leur aprendre à se connaître en vers. Je vous enverrai la leçon que je donne à Mr de Tressant. Elle ne contient que deux petits feuillets d'impression; et vous pourez lire celà quelque dimanche après avoir lu de la prose d'avocats toute la semaine. Il faut bien s'amuser quelques moments.
Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
V.