[c. 20 May 1775]
Il m'avait passé par la tête de montrer dans un ouvrage peut être utile, comment un certain public, très léger et très inconstant, à qui pourtant l'on veut plaire, est souvent un mauvais juge: comme il se laisse gouverner par des préjugés contraires les uns aux autres; comme il aime quelque fois à briser avec dépit les statues qu'il a élevées avec entousiasme; et comme trois ou quatre personnes suffisent pour faire tourner les girouettes de Paris.
Je m'indignais de voir des gens prendre violemment parti dans des affaires dont ils n'était nullement instruits. Ceux qui parlent contre Mr De Guignes me mettaient en colère; mais ceux qui ont voulu jetter des soupçons dans l'affaire de cette Made De st Vincent ont fait bouillir mon vieux sang dans mes veines.
J'attendais, Monseigneur, pour arranger toutes mes idées, que j'eusse fini de manière ou d'autre, une entreprise très délicate, très intéressante, très singulière, dont le fond est horrible et fait dresser les cheveux; affaire éxécrable, qu'il est impossible d'expliquer par lettres; affaire dont j'ai été absolument obligé de me charger depuis un an, et dont ma mort pourra bientôt prévenir la fin.
Je comptais, donc, si j'avais quelques jours de loisir et de santé, tâcher de publier quelque chose de lisible et d'honnête sur les faux jugements du public, sur leur précipitation, sur leur frivolité, et sur les cabales qui dirigent ces jugements.
C'est dans ce dessein que je recueillais tout ce qui a été imprimé sur le procès de Made De st Vincent. J'ai tout, jusqu'à votre dernier mémoire. Il ne me manque que ce qui s'est fait depuis que l'affaire a été portée au parlement. Si vous voulez me faire envoier par Mr D'Ogni ce peu qui me manque vous contenterez, non pas une vaine curiosité, mais par un sentiment plus solide et plus juste qui m'anime.
Permettez moi à présent de vous parler de Mr de Tressan. Il a été trompé par un homme d'ailleurs respectable pour moi; par un homme de qualité, par un homme de beaucoup d'esprit, par un homme supérieur, mais qui s'est plu à faire des vers dont la pluspart sont indignes de lui, et qui s'est déguisé sous le nom du chevalier de Morton. Cette épître en vers du chevalier de Morton est très déplacée, et très dangereuse. C'est me faire un tort prèsque irréparable de la publier sous mon nom. Je suis obligé, nonseulement de la désavouer, mais de faire voir qu'elle ne vaut rien, et d'aprendre aux gens d'esprit à être des gens de goût, ce qui est très rare.
Je vous demande pardon de vous parler de cette misère après vous avoir parlé de vous.
Je vous remercie de l'intérêt que vous avez daigné prendre à l'extrême danger de Made Denis.
Vous savez combien l'oncle et la nièce vous sont dévoués, et de quel tendre respect je serai toujours pénétré pour vous.
V.