22 mars 1775
Je viens de recevoir, monsieur, l'épître de votre prétendu chevalier de Morton, qui est aussi inconnu de moi & de Genève que ses vers, quoique le titre porte, imprimé à Genève.
Je vois bien que cette brochure est de quelqu'un qui me fait l'honneur de vouloir imiter mon style, & qui se cache sous ma chétive bannière. C'est un homme cependant qui a beaucoup d'esprit, & même de talent.
Mais, comment avez vous pu imaginer un moment que cette épître fût de moi? Comment aurais je pu vous parler des soupers de l' Epicure Stanislas qui ne soupait jamais, & qui laissa longtemps sa petite cours sans souper? Personne, vous le savez, ne ressemblait moins à Epicure. Mr le chevalier vous dit que ces soupers pullullaient dans les cours de l'Europe. Car cet ils pullullaient, ne peut se rapporter qu'aux soupers prétendus; à moins que ce mot ne se rapporte à vos vers dont l'auteur parle plus haut. Si jamais vous rencontrez le chevalier de Morton, dites lui qu'il faut écrire avec netteté, & bien savoir le français avant de faire des vers dans notre langue. Avertissez le que, ni ses vers, ni ses soupers ne pullulent. Persuadez le bien que des feux follets d'un instinct perverti dont on est fier, forment le galimatias le plus absurde.
Que veut dire, déchirer l'enveloppe des infiniment petits? Comment dissèque t-on un amas de fourmis? qu'est ce qu'un critique à la toise? qu'est ce qu'un homme qui monte un microscope, & qui le vers suivant monte sur des trétaux? Pouvez vous supporter ces vers,
N'avez vous pas senti l'incorrection qui défigure continuellement cet ouvrage? Ce n'est qu'un tissu d'idées incohérentes & mal digérées, exprimées souvent en solécismes, ou en termes obscurs pires que des solécismes.
Il y a de beaux vers détachés. On ne peut qu'applaudir à ceux-ci,
Je vois là de l'esprit, de la raison, de l'imagination dans l'expression, & de la clarté sans laquelle on ne peut jamais bien écrire. Mais, monsieur, quelques vers bien frappés ne suffisent pas. Si Boileau n'avait que de ces beautés isolées, il ne serait pas le premier de nos auteurs classiques. Il faut que le fil d'une logique secrète conduise l'auteur à chaque pas; que toutes les idées soient liées naturellement & naissent les unes des autres; qu'il n'y ait pas une seule phrase obscure; que le mot propre soit toujours employé; que la rime ne coûte jamais rien au sens; ni le sens à la rime. Et quand on a observé toutes ces règles indispensables, on n'a encor rien fait, si le poème n'a pas cette facilité & cet agrément qui ne se définissent point, & qui frappent le lecteur le plus ignorant, sans qu'il sache pourquoi.
J'ai dit souvent que la meilleure manière de juger des vers, c'est de les tourner en prose en les débarrassant seulement de la rime. Alors on les voit dans toute leur turpitude.
Vous découvrez d'un coup d'œil toutes les impropriétés de ces expressions, & l'incohérence des idées; la rime ne vous fait plus illusion.
Examinez, je vous en prie, avec attention ces vers-ci,
Quel rapport, s'il vous plaît, ces vers peuvent ils avoir les uns aux autres? Quel sens peuvent ils renfermer? Est ce le philosophe qui est roi, parce qu'il est seul? est ce l'imposteur qui est tyran? Pourquoi la Sorbonne dit elle: Ne distinguons rien? Cela est il clair? cela est il net? Tout vers, toute phrase qui a besoin d'explication ne mérite pas qu'on l'explique. Un auteur est plein de sa pensée; il la rime comme il peut; il s'entend, & il croit se faire entendre. Il ne songe pas qu'un mot hors de sa place, ou un mot impropre, peut rendre son discours impertinent, quelque ingénieux qu'il puisse être.
Je réussirais peut-être plus mal que l'auteur, si je vous écrivais une épître en vers; mais du moins je ne souffrirai pas qu'on m'attribue celle-ci. Et je vous prierai très instamment de publier mon sentiment toutes les fois qu'on vous parlera de cette pièce, supposé qu'on vous en parle jamais.
Enfin, voudriez vous qu'ayant fait cette satire d'écolier, où tant de gens sont insultés, & où l'Alexandre, le Solon de Berlin, est mis à côté de Vanini, j'eusse été assez bête pour la faire imprimer sous le titre de Genève? C'eût été la signer, & m'exposer de gaieté de cœur à mon âge de quatre-vingt & un ans. L'auteur m'expose en effet; & sa manœuvre est bien imprudente, ou bien cruelle.
Passe encore que l'avocat Marchand se soit avisé de faire imprimer mon testament. Je pardonne même aux imbéciles qui ont publié ma profession de foi, & qui m'ont fait dire élégamment que je crois en père, fils & st esprit. Mais je ne puis pardonner à votre Morton qui nous compromet tous deux si mal à propos.
Je pourrais insister sur l'indécence d'imprimer sans votre consentement, un ouvrage qui vous est adressé. C'est manquer aux premiers devoirs de la société; & permettez moi de vous dire que vous vous êtes manqué à vous même en répondant à une telle lettre.
L'amitié dont vous voulez m'honorer depuis si longtemps, me met en droit de vous dire toutes ces vérités. Mais celle dont je suis le plus certain, c'est que je vous serai attaché pour le reste de ma languissante & trop longue vie avec la tendresse la plus respectueuse.