1742-03-23, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

Mon cher Voltaire, je crains de vous écrire, car je n'ai d'autres nouvelles à vous mander que d'une espèce dont vous ne vous souciez guère, ou que vous abhorrez; si je vous disais par exemple, que des peuples de deux différentes contrées de l'Allemagne sont sortis du fond de leurs habitations pour se couper la gorge avec d'autres peuples dont ils ignoraient jusqu'au nom même, et qu'ils ont été chercher dans un pays fort éloigné: pourquoi?
parce que leur maître a fait un contrat avec un autre prince, qu'ils voulaient joints ensemble égorger un troisième, vous me direz, que ces gens sont fous, sots, et furieux de se prêter ainsi aux caprices et à la barbarie de leur maître.

Si je vous disais que nous nous préparons avec grand soin à détruire quelques murailles élevées à grands frais, que nous faisons la moisson où nous n'avons point semé et les maîtres où personne n'est assez fort pour nous résister, vous vous écrieriez, ah! barbares, ah! brigands, inhumains que vous êtes, diriez vous, les injustes n'hériteront point du royaume des cieux selon st Mathieu, chap.12, v.24.

Puisque je prévois tout ce que vous me diriez sur ces matières je ne vous en parlerai point. Je me contenterai de vous informer qu'une tête assez folle dont vous aurez entendu parler sous le nom de roi de Prusse, apprenant que les états de son allié l'empereur étaient ruinés par la reine d'Hongrie est volé à son secours, qu'il a joint ses troupes à celles du roi de Pologne pour opérer une diversion en basse Autriche et qu'il a si bien réussi qu'il s'attend dans peu à combattre les principales forces de la reine d'Hongrie pour le service de son allié. Voilà de la générosité, direz vous, voilà de l'héroïsme. Cependant cher Voltere, le premier tableau et celui-ci sont les mêmes. C'est la même femme qu'on représente premièrement comme de nuit lorsqu'elle se dépouille de ses charmes, et ensuite avec son fard, ses dents et ses pompons.

De combien de différentes façons n'envisage-t-on pas les objets! combien les jugements ne varient ils point! Les hommes condamnent le soir ce qu'ils approuvaient le matin. Ce même soleil qui leur plaisait à son aurore les fatigue à son couchant. De là viennent ces réputations, établies, effacées, et qui se rétablissent pourtant, et nous sommes assez insensés pour nous donner pour la réputation du mouvement pendant notre vie entière. Est il possible qu'on ne se soit pas détrompé de cette fausse monnaie depuis le temps qu'elle est connue?

Je ne vous décris point de vers puisque je n'ai pas le temps de toiser des syllabes et que c'est vouloir divertir un rossignol par les cris d'un âne que de vous envoyer des vers à vous qui les faites si divinement bien. Souffrez que je vous fasse souvenir de l'histoire de Louis 14. Je vous menace de l'excommunication du Parnasse, de la vengeance de Tisiphone, et de l'affreux aboiement de Cerbere et des cruelles peines d'Ixion si vous n'achevez pas cet ouvrage. Je le lis sans cesse, mais je me trouve toujours arrêté à la page 226. Adieu cher Voltaire, aimez un peu je vous prie ce transfuge d'Apollon qui s'est enrôlé chez Bellone. Peut-être reviendra-t-il un jour servir sous ses vieux drapeaux.

Je suis toujours votre admirateur et ami

Federic

Mes compliments à la marquise.