à Ferney 28 sept^b 1763

Monseigneur,

Dans la dernière lettre dont votre Eminence m'honora elle me disait qu'on Vous avait fait la niche de vous accuser d'avoir fait des vers à l'âge de trente deux ans.
Votre devancier le cardinal de Richelieu en faisait à cinquante ans passez. La différence entre vous et luy c'est que ses vers étaient détestables. On vous a donc reproché d'être plein d'esprit, de goust et de grâces. Assurément on ne vous a pas calomnié, et vous seriez forcé de vous avouer coupable en justice réglée. Et que direz vous du Roy de Prusse? Il fait encor des vers. Ce qui est permis à un Roy, ne l'est il pas à un cardinal? Et regibus æquiparantur.

Pour moy chétif qui ne suis Roy, ni rien, je barbouille des rimes a soixante et dix ans sans craindre autre chose que les siflets. Je fais plus, je lime, je rabote, je suis les conseils que vous avez bien voulu me donner. Ayez toujours la bonté de me garder un secret de conspirateur sur le petit drame que vous avez bien voulu lire.

J'admire que vous soyez toujours moine de s^t Médard. Cela peut être fort bon pour la vie éternelle, mais il me semble que vous étiez fait pour une vie plus brillante. Vous êtes assez philosophe pour être aussi heureux à Vic sur Aine qu'à Versailles, et je suis persuadé que vous avez dit cela en vers. Mais vous les gardez dans votre sacré portefeuille. Il n'y aura donc que mes petits neveux qui verront vos charmants amusements tels qu'ils sont sortis de votre plume! et vous laissez de maudits libraires défigurer aujourdui ce qui fera un jour les délices de tous, les honnêtes gens. On vient d'imprimer en Angleterre les lettres de madame de Montaigu mort à quatre vingt douze ans. Il y avait cinquante ans qu'elles étaient écrites. C'est cette dame à qui nous devons l'inoculation de la petite vérole, et par conséquent le beau réquisitoire de M^re Omer Joli de Fleuri. On trouve dans ces lettres des vers turcs d'un gendre du grand seigneur pour sa femme. Je vous avoue que quoy qu'ils aient été faits dans la patrie d'Orphée ils ne valent pas les vôtres. Mais voylà encor de quoy fermer la bouche à vos accusateurs. Vous avez en Turquie comme en pays crétien des exemples qui vous autorisent.

Je suis quelquefois fâché d'être vieux et profane. Sans ces deux qualitez je viendrois vous faire ma cour. Mais je n'ay et n'aurai que la consolation de vous assurer du pied des Alpes du respect et de l'attachement inviolable du vieux de la montagne.

V.