1762-02-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Puisque vous êtes si bon monseigneur, puisque les beaux arts vous sont toujours chers, votre Eminence permettra que je luy envoye mon commentaire sur Cinna.
Elle me trouvera très impudent, mais il faut dire la vérité. Ce n'est pas pour les neuf lettres qui composent le nom de Corneille que je travaille, c'est pour ceux qui veulent s'instruire.

La critique est aisée et l'art est difficile

et je sens plus que personne cette énorme difficulté. Je reprendrai sans doute un certain Cassandre en sous œuvre tant que je pourai. Je suis trop heureux que vous ayez daigné m'encourager un peu. Vous trouvez dans le fonds que je ressemble à ces vieux débauchez qui ont des maitresses à soixante et dix ans. Mais qu'a t'on de mieux à faire? ne faut il pas jouer avec la vie jusqu'au dernier moment? n'esce pas un enfant qu'il faut bercer jusqu'à ce qu'il s'endorme? Vous êtes encor dans la fleur de votre âge. Que ferez vous de votre génie, de vos connaissances acquises, de tous vos talents? Cela m'embarasse. Quand vous aurez bâti à Vic, vous trouverez que Vic laisse dans l'âme un grand vuide, qu'il faut remplir par quelque chose de mieux. Vous possédez le feu sacré, mais avec quels aromates le nourrirez vous? Je vous avoue que je suis infiniment curieux de savoir ce que devient une âme comme la vôtre. On dit que vous donnez tous les jours de grands dinéz; eh mon dieu à qui! J'ay du moins des philosophes dans mon canton. Pour que la vie soit agréable il faut fari quœ sentias. Contrainte et ennui sont sinonimes.

Vous ne vous douteriez pas que j'ay fait une grande perte dans l'impératrice de toutte Russie. La chose est pourtant ainsi. Mais il faut se consoler de tout. La vie est un songe, révons donc le plus guaiment que nous pourons. Ce n'est pas un rêve quand je vous dis que je suis enchanté des bontez de votre éminence, que je suis son plus passionné partisan, plein d'un très tendre respect pour elle.

V.