1761-12-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis.

Monseigneur, les chevaux et les ânesétaient une petite plaisanterie; je n'en avais que deux exemplaires; on s'est jeté dessus; car nous avons des virtuoses.
Si je les retrouve, votre éminence s'en amusera un moment; ce qui m'en plaisait, surtout, c'est que le théatin Boyer était au rang des ânes.

Voyez, je vous prie, si je suis un âne dans l'examen de Rodogune. Vous me trouverez bien sévère; mais je vous renvoie à la petite apologie que je fais de cette sévérité à la fin de l'examen. Ma vocation est de dire ce que je pense, fari quœ sentiam: et le théâtre n'est pas de ces sujets sur lesquels il faille ménager la faiblesse, les préjugés et l'autorité. Je vous demande en grâce de consacrer deux ou trois heures à voir en quoi j'ai raison et en quoi j'ai tort: rendez ce service aux lettres, et accordez-moi cette grâce. Dictez, il vostro parere, à votre secrétaire. Vous lirez au coin du feu, et vous dicterez sans peine des jugements auxquels je me conformerai.

Bene si potria dir, frate, tu vei
L'altrui monstrando, e non vedi il tuo fallo.

Et puis vous me parlerez de poutre et de paille dans l'œil: à quoi je répondrai que je travaille jour et nuit à rapetasser mon Cassandre, et que je pourrai même vous sacrifier ce poignard qu'on jette au nez des gens, etc., etc., etc.

Quoi, sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable! mais il n'y a que le diable de Lafontaine à qui cet ouvrage convienne. C'est la chose impossible.

Laissez là st Thomas s'accorder avec Scot. J'ai lu ce Thomas; je l'ai chez moi. J'ai deux cents volumes sur cette matière, et qui pis est, je les ai lus. C'est faire un cours de petites-maisons. Riez, et profitez de la folie et de l'imbécillité des hommes. Voilà je crois l'Europe en guerre pour dix ou douze ans. C'est vous, par parenthèse, qui avez attaché le grelot. Vous me fîtes alors un plaisir infini. Je ne croyais point que le sanglier que vous mettiez à la broche fût d'une si dure digestion. C'est je crois la faute de vos marmitons. Une chose me console, avant que je meure, c'est que je n'ai pas peu contribué, tout chétif atome que je suis, à rendre irréconciliables certain chasseur et votre sanglier. J'en ris dans ma barbe; car quand je ne souffre pas, je ris beaucoup, et je tiens qu'il faut rire tant qu'on peut. Riez donc, monseigneur, car, au bout du compte, vous aurez toujours de quoi rire. Je me sens pour vous le goût le plus tendre et le plus respectueux. Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit; vivez felix. Daignez m'aimer un peu, vous me ferez un plaisir extrême.