à Ferney 7 octb 1761
Monseigneur,
Béni soit dieu de ce qu'il vous fait aimer toujours les lettres! Avec ce goust là, un estomac qui digère, deux cent mille livres de rente, et un chapeau rouge on est au dessus de tous les souverains.
Mettez la main sur la conscience; quoy que vous portiez un beau nom, et que vous soyez né avec une élévation dans l'esprit, digne de votre naissance, c'est aux lettres que vous devez votre fortune, ce sont elles qui ont fait connaître votre mérite, elles feront toujours la douceur de votre vie. Je m'imagine quelquefois dans mes rêves que vous pouriez avoir des indigestions, que vous pouriez faire comme m. le duc de Villars, madame la comtesse Dharcourt, madame la marquise de Mui, etc. etc. etc., qui sont venus voir Tronchin comme on allait autrefois à Epidaure. J'ay aux portes de Geneve un hermitage intitulé les Délices. Mr le duc de Villars a trouvé le secret d'y être logé in fiochi. Enfin toutte mon ambition est que votre Eminence ait des indigestions. Cela serait plaisant. Pourquoy non? Permettez moy de réver.
Votre réflexion monseigneur sur la dédicace à l'académie est très juste, mais figurez vous que L'académie, loin de vouloir que j'adoucisse le tableau des injustices qu'essuia Pierre, veut que je le charge, et cette injonction est en marge du manuscrit. On est indigné d'une certaine protection qu'on a donnée à certaines injures, etc. etc.
Permettez vous que j'aye l'honneur de vous envoyer Les commentaires sur les pièces principales? Vous avez sans doute votre bréviaire de st Pierre Corneille. Vous me jugeriez et cela vous amuserait. Mais comment me renverriez vous mon paquet? Vous pouriez ordonner qu'on le revêtit d'une toile cirée, et il pourait être remis en ballot à Tronchin de Lyon cy devant confesseur et banquier de Mg. le cardinal de Tensin, et aujourdhui le mien.
Ce travail est assez considérable, et transcrire est bien long. En attendant je demande à votre Eminence la continuation de vos bontez, mais surtout la continuation de votre philosophie, qui seule fait le bonheur.
Ne bâtissez vous point, ne plantez vous point? Avez vous une épître de moy sur l'agriculture? Bâtissez monseigneur, plantez, etc. Vous goûterez les joyes du paradis.
Mille tendres et profonds respects.
V.