à Colmar dans la solitude, 9 octobre [1753]
Numéro six du 2 octobre est ma manne dans mon désert.
Songez uniquement à votre santé ma très chère enfant et n'allez point à Fontainebleau. Vous me paraissez de cet avis. Le voiage vous fatiguerait et serait fort inutile. A quoy sert de prodiguer les demandes? Soyez aussi patiente que moy. Je ne vous réponds pas que cette vertu soit chez moy inaltérable, mais je réponds de cet hiver.
Je vous supplie de dire à mr Bernard que je n'ay pas encor profité des bontez de mr le maréchal de Coigni que je dois à l'amitié de ce gentil Bernard, et à l'envie qu'il a de vous obliger. Je ne retourneray à Strasbourg que quand il fera bien froid, et en attendant je resterai dans une solitude, dans une chartreuseà quelques lieues de Colmar chez le frère de ce mr Shœfling, professeur à Strasbourg en histoire. On dit que c'est un endroit très sain. Ce monsieur Shœfling y a raccommodé sa santé. Peutêtre y pourai-je trouver le même avantage. Je sçai bien qu'une solitude dans des montagnes n'est pas Paris, mais ce séjour est assez conforme à mon humeur et à mon état.
Je suppose que vous avez reçu votre boete et que vous êtes détrompée de l'idée d'un établissement chez la grand'femme. Voylà assurément une étrange pensée que vous avez eue. Je ne crois pas que vous l'ayez ditte à me de Grafigni comme une chose sérieuse. Je crois que madame Daurade ne poura pas quitter Paris cet hiver. La croyez vous toujours grosse? Je vous demande en grâce de m'écrire de ses nouvelles dans le plus grand détail, les moindres choses sont d'une grande importance quand il s'agit de nos amis. J'aime baucoup mieux par exemple savoir tout ce que vous faittes, que ce qu'a fait Charles quint dont je m'occupe présentement.
Ma chère enfant puisqu'il s'agit de Charles quint, il faut me rendre un grand service. Je le mérite puisque je vous fais transcrire tout ce que vous demandez. On imprime à Paris chez Herissant une histoire d'Allemagne dans le goust de celle du président Henaut. C'est un secrétaire du comte de Loos qui en est l'auteur. Elle doit être exacte et bien faitte. L'autheur est élève de mr Shœfling. Ces gens là savent l'histoire comme nos Français savent des chansons. Il faut absolument que vous obteniez de monsieur de Malzerbe tout ce qui est imprimé de cette histoire. Personne que moy ne le lira et le libraire peut être sûr, que ce n'est pas pour faire imprimer son livre par d'autres. J'en ay besoin pour m'instruire, pour éviter de me trop rencontrer avec l'autheur. Je regarde entre nous cet écrivain comme un bon masson qui peut fournir d'excellents matériaux à un architecte. Envoyez moy donc ces matériaux, tâchez d'obtenir cette petite faveur de mr de Malzerbe. S'il vous la refuse confiez luy dans ce cas l'usage que j'en veux faire. Il doit préférer un Français à un Allemand. Il s'intéressera à mes annales de L'empire. J'ose croire que j'ay trouvé le secret d'en faire un ouvrage intéressant et utile. Je n'ay pu mieux employer mon temps en Allemagne sans préjudice de Lemery dont vous devez avoir eu des nouvelles avec la boete.
Je vous demande en grâce d'envoyer à mr Shœfling le jeune le paquet contresigné de l'histoire d'Allemagne qu'imprime Herissant. Il y en a déjà trente feuilles d'imprimées. On peut très bien envoyer ce paquet par la poste. Herissant ne refusera pas ces feuilles à mr de Malzerbe. Vous ne sauriez àprésent me faire un plus grand plaisir.
A l'égard de ma malle je l'attends avec des serviettes et des assiettes pour ma solitude et pour Dubillon et l'acommodement de son affaire nous en parlerons une autre fois. Si les deux boules dont vous ne me parlez jamais vous paraissent convenables j'y enverrai un mémoire concernant cette affaire.
Je pars dans le moment pour une campagne voisine. Songez à Shœfling le jeune. Vi amero sempre.
V.