1753-09-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Le numéro 3 arrive.
Touttes les lettres sont exactement rendues en leur temps. Soyez très sûre qu'aucune ne court le moindre risque. Votre santé, votre état ma chère enfant me tourne la tête. Vous renoncez donc à la Normandie. Votre état l'exige, et les sentiments de Cideville l'auraient exigé. Ne sentez vous pas qu'il voulait vous avoir chez luy espérant que l'heure du berger qui n'était point sonnée à la ville sonnerait à la campagne? Quelle contrainte alors et quel embarras dans notre vie!

Je n'étais point comme un chien dans mon auberge. L'abbé Daidie ne sait ce qu'il dit. J'y étais très bien, chez celuy qui nous servait avec tant de grâces à Mayence et que vous trouviez si beau. Je suis infiniment mieux dans ma solitude. Je serai bien chez mr le maréchal de Cogni. Je serai bien dans le voisinage de vos vignes auprès de Colmar si j'y vais, car vous avez des vignes dans ce quartier là afin que vous le sachiez, et c'est un très beau pays. Enfin je serai bien partout puisque tout m'est indiférent loin de vous.

Je vous ay déjà mandé rue des deux boules, si je ne me trompe, que j'avais reçu le second Bernard et que je l'avais remercié, et que je pourais me retirer dans la province, et que je travaillais, et que mon ouvrage allait. Mais vous ma chère enfant vous ne me mandez point si Darget a renoncé à la Prusse, et c'est ce que je voulais savoir.

Au nom de dieu envoyez moy mes papiers. Ils me sont essentiels. Je peux mourir bientôt. Quelle épouvantable démence de compter sur la vie et de remettre à demain ce qu'on peut faire aujourdui! Dargental me rend un bien cruel service de vous faire différer cet envoi indispensable. Je ne peux rien sans mes papiers, il me les faut. Tout doit porter à me rendre cette justice. Je vous jure encor que je vous renverrai nos lettres au bout d'un mois. Je vous le jure par tout ce que j'ay de plus sacré, par vous. Que voulez vous que je devienne si je n'ay point mes papiers? J'ay bien affaire de mon argenterie et de mes serviettes! J'ay affaire de mes papiers. Ne différez pas je vous en conjure.

Savez vous qu'on parlemente à Berlin, que made la markgrave de Bareuth et made de Gotha sans m'en rien dire ont entamé une négociation? Elles n'y réussiront certainement pas après la manière abominable dont vous avez été traittée. Elle est toujours présente à mon cœur. Mon horreur est égale à ma tendresse pour vous. Cette négociation n'aura pas un meilleur succez que celle de Dubillon et de made Daurade. Je songe toujours à ce que madame Daurade vous proposa. Vous savez que c'était mon idée, je ne rêve qu'à cela, et il se pourait bien faire que dans quelques mois la grande dame fît demander Giraud pour ses enfans à l'abbé Godin. Alors il se pourait faire que Cherrier réussît selon vos idées et Blainville serait content de Giraut. Mais quoy qu'il en puisse être, je vous conjure de m'envoier la malle de papiers à l'adresse de mr de Frenee. Est il possible que vous sentiez si bien l'importance de ce travail, et que vous m'en ôtiez les moyens? Il y a dans ce procédé une fureur inconcevable. Ne me parlez point de tragédie. Je ne peux rien faire, je ne veux rien faire, je veux mes papiers. Ericard est le dernier des hommes. Cela redouble mon chagrin. Je n'ay de consolation que dans mes papiers, et vous me les refusez! Je n'ay point d'armoire dites vous. J'aurai un coffre fort pour les mettre. En vérité vous vous moquez de moi de me donner de pareilles raisons. Vous me mettez dans le désespoir et dans la consternation, et si vous continuez vous serez cause d'un party affreux.

Je vais écrire à votre sœur. Je ne savais pas qu'il ne luy restât qu'un fils. J'espère qu'elle ne le perdra point. Adieu, pardonnez à ma vive douleur. Ne me rendez pas le plus malheureux des hommes. Envoyez moy mes papiers et les lettres, ayez soin de votre santé et de madame Daurade. Mandez moy exactement de ses nouvelles.

Mandez moy si mr de la Reiniere est à Paris, si je peux luy adresser votre boete. Il y aura dedans un papier. Adieu, n'y manquez pas. Ayez pitié de moy je vous en conjure. Ne désespérez point un infortuné.