à Colmar, 5 octobre [1753]
Votre numéro 5 ma chère enfant m'annonce mes papiers.
Il faut absolument que j'aye cette consolation. Vous jugez que j'en aurai besoin dans ma solitude de Colmar ou d'auprès de Colmar. Il était nécessaire que j'y vinsse, je vous l'ay déjà dit, pour arranger notre transaction avec M. le duc de Virtemberg, sans quoy vous n'auriez point d'hippotèque sur les biens situez à la porte de Colmar qui appartiennent à ce prince. Vous me paraissez en grande défiance de tous les Allemans, mais tout n'est pas Potsdam et Francfort. Une autre raison qui me retiendra dans ce pays, c'est cette petite histoire de l'empire que j'avais faitte avec tant de soin. Il se trouve que j'étais sans le savoir en concurrence avec deux personnes qui travaillaient chacune de leur côté au même ouvrage; l'une est un nommé Richer qui a fait imprimer je ne sçais quelles fables qui ne sont pas dans le goust de la Fontaine; et il y a quelque apparence que son histoire ne sera pas dans le goust de Tacite; l'autre est un secrétaire du comte de Loos, ambassadeur du roy de Pologne électeur de Saxe. Ce secrétaire fera mieux que le fablier Richer, son histoire sera certainement plus exacte et plus aprofondie. Il faut avoir lu les livres allemans que Richer ne connaît pas pour faire une histoire passable d'Allemagne. Celle de ce secrétaire est déjà sous presse. Il faut donc que je me hâte afin de n'avoir pas l'air de le copier. J'ay peutêtre eu autant de secours que luy à Gotha et à Strasbourg, et il se peut faire que mon ouvrage ait une vérité et un intérest dont probablement le sien manquera. Ce n'est pas assez de raporter des faits exactement, il faut être hardi avec sagesse, il faut peindre, il faut donner un grand poids aux choses qui le demandent, il faut plaire, et les Allemans n'y sont pas accountumez. Malheureusement son histoire qu'on imprime à Paris y paraîtra avant la mienne. Tout cela posé, ma chère enfant, vous voyez que j'ay raison de me presser et d'être à Colmar. Vous y écrirez à monsieur Shœffling le jeune, vous m'y manderez des nouvelles de votre corps et de votre âme, vous m'y parlerez de notre amie madame Daurade, vous me direz si elle est grosse, et où elle compterait acoucher. Vous savez combien je l'aime. Je serais charmé de voir avant que de mourir quelque être qui lui ressemblât.
Il faudra que je passe l'hiver en Alzace. J'y vivray dans le plus austère régime. Ma santé délabrée le demande. J'ay été très malade depuis que je ne vous ay écrit. La diette et la solitude seront mon partage. Mr de Voyer vient icy demain se faire recevoir lieutenant général d'Alzace. C'est une fête que je ne verrai point, mais je verrai probablement m. de Voier qui m'a honoré déjà d'une visite dans ma retraitte auprès de Strasbourg.
Je vous rends compte de touttes mes minuties ma chère enfant. C'est je crois une grande minutie que le projet des deux dames, de rajuster Cherier avec du Billon. Il y a des choses qui ne se rajustent point.
A l'égard de la proposition qu'on avait faitte à Helvetius d'aller voir la grand'femme, il prétend que s'il avait pu y aller, il n'y aurait pas demeuré plus de quinze jours. Il m'écrit que tout son objet aurait été de rendre à Lemeri tous les services qu'il mérite, et que cet objet une fois rempli il serait parti sur le champ. Pour moy ma chère enfant je me borne à m'occuper tranquilement de travaux littéraires autant que ma triste santé le permet. Je vais faire travailler à ce que vous demandez. Vous aurez le testament et l'histoire. Mandez moy s'il faut écrire aux deux boules, quand vous partez pour Fontainebleau, où il faut adresser ses lettres. Si la malle n'est pas partie, je vous prie d'y faire mettre six livres de bon café. Le vin et les habitans sont fort bons à Colmar, mais il n'y a point de bon café.
Je vous conjure de dire à l'ange que je l'aime comme si je luy écrivais tous les jours. Mais je n'ay pas un moment à moy. Je suis jusqu'au cou dans l'histoire. Ce n'est pas le temps d'une tragédie. Il y faut baucoup de santé et baucoup de loisir. Je n'ay ny l'un ny l'autre, et mes moments se partagent entre cinquante empereurs et vous. Vi baccio teneramente.
Avez vous reçu votre boete par mr de la Reiniere? Est il vray que la Baumelle étant sorti de la Bastille y est rentré pour cet imprimé abominable contre la cour de Prusse?
V.