1753-10-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Ma chère enfant j'ay pris enfin le party de vous renvoyer votre boete par la poste à L'adresse de Mr de la Reiniere.
Je vais à Colmar qui comme vous savez n'est qu'à une journée de Strasbourg. Je vous prie d'écrire doresnavant à m r Shœfling le jeune à Colmar. Les lettres me seront rendues avec la même fidélité qu'elles me sont jusqu'icy parvenues. J'attends la malle à l'addresse de m r du Frenee à Strasbourg . Cette malle ne sera pas si terrible en supprimant le fatras des histoires et des tragédies, et la correspondance de Cadix, mais tout le reste, papiers d'affaires, et autres, et les lettres surtout, voylà ce qui m'est nécessaire. Il faut un ouvrage dans le goust de Pamela. Jamais je n'aurai ny tant de loisir pour y travailler, ny les idées si présentes. Je vous conjure donc encor une fois de ne me pas désespérer davantage et de songer combien la vie est courte, et qu'elle ne tient à rien. C'est une folie et un crime de différer. Expliquez vous je vous en conjure sur l'état de madame Daurade, et songez au mien. N'être venu que pour être banni, me trouver loin de ma maison, de mes affaires, sans pouvoir prendre un parti, être privé de vous, avoir une santé toujours incertaine, soufrir, craindre, être seul sans consolation, et être incapable de soutenir la vue du monde, n'est il pas vrai que cette situation demande un peu de philosophie? Vous me parlez souvent d'une prétendue impatience de ma part, mais à qui parlez vous d'impatience? à un homme qui s'est confiné dans la retraitte, qui soufre sans se plaindre, qui travaille dans ses moments de relâche à des choses utiles, qui ne fait aucune démarche, qui n'écrit qu'à vous. En vérité c'est reprocher le babil à un moine de la Trappe! Esce que nos malheurs vous ont rendue injuste? Ma chère enfant ces malheurs inouis, je ne parle que des vôtres, m'attachent à vous mille fois davantage. Je vous adore, mais parlez, que voulez vous donc que je fasse? Ne faut il pas nous réserver, et tout réserver pour un temps plus heureux? Il semble à vous entendre que je sois le maître de ma destinée. Ne suije pas en Alzace malgré moy? et pui je mieux y faire diversion à mes douleurs que par un ouvrage utile et important? pui-je mieux me conduire qu'en fuiant le monde qui me ferait parler? que me reprochez vous donc? Dans trois mois ma besogne sera faitte, et les glaces ne me retiendront pas quand vous pourez me donner un rendez vous sûr. Ce sera à vous à fixer le lieu. Je ne suis qu'un solitaire au bout du monde attendant vos ordres dans sa cellule. Je n'écris point au cher ange, dites luy que je ne peux luy écrire qu'en luy ouvrant mon cœur, mais quand le cœur est ouvert, les lettres le sont quelquefois, non pas les vôtres, made du Frenee en répond. Fredersdorff vous a écrit une drôle de lettre. C'est un plaisant que cet homme là. Voyez et distribuez le fond de la boete. Vi baccio.

V.