à Colmar 24 janvier [1754]
Je ne reçois point de lettres de vous ma chère enfant.
Mr Dargental et Monsieur de Tibouville me mandent que votre santé va mieux, mais votre silence m'allarme plus que leurs lettres ne me rassurent. Je suis livré à mon inquiétude, et aux maladies cruelles que l'hiver, la solitude et la mélancolie augmentent. Il n'y a point de constance contre un tel état. J'ay opposé le travail à cet état funeste autant que je l'ay pu, mais j'ay bien peur que cette unique consolation me manque à la fin comme tout le reste et que je sois réduit à envisager dans l'inaction, et dans la douleur l'horreur de ma situation, jusqu'à ce que la mort vienne finir une vie si cruelle.
Je ne vois pas ce que je ferais à ste Palaye seul, sans secours, et abandonné. Peutêtre mon régime extrême me rendra t'il assez de forces pour travailler à finir cette histoire universelle en attendant le printemps. En ce cas je pourais faire cette diversion à mes douleurs avec le secours de la bibliotèque du professeur Shœpfling à Strasbourg. Envoyez moy donc le plus ample manuscrit que vous ayez. Ce sera une ressource contre l'ennuy, si ce n'en est pas une contre la douleur. Shœpfling le libraire m'avait attiré à Colmar, il m'avait leurré de l'espérance de faire une belle édition de mes ouvrages, mais il a si mal imprimé les annales de L'empire qu'assurément je ne lui confierais pas une autre édition. Il m'a attrappé 20 m. livres, c'est bien assez. Son beaufrère de Bâle, nommé Deker, qui a imprimé quelques feuilles des annales, et sous le nom duquel elles paraissent, était associé avec luy. Tout deux m'avaient offert leurs services. Ils passaient pour opulents. Mais qu'a fait Deker? Il vient de se tuer d'un coup de pistolet. Il laisse sept enfants à l'aumône. Shœfling le libraire ne sait où donner de la tête, et Shœfling le professeur enseigne toujours l'histoire à Strasbourg sans trop s'inquiéter de la tête cassée de Deker, et de pauvre tête de son frère le libraire.
Pendant ce temps là je n'ay plus guère d'autre occupation que de revoir à Colmar les feuilles du second tome des annales qu'on imprime; et cela sera bientôt fait. Ce n'est qu'un travail de deux heures par semaine. Mais après, que deviendrai-je? Je n'en sais rien. Envoyez moy toujours mon manuscrit. J'y travaillerai quand j'en aurai la force. Il faut toujours l'objet d'une occupation sans quoy je trouverais le parti de Deker fort raisonnable. Je vis avec moy même, je dois m'éviter moy même par la diversion de l'étude, unique et faible remède contre les deux plus grands maux, une santé perdue et votre absense. J'ay fini la rédaction de nos lettres. Je voudrais un jour revenir de l'autre monde pour en voir l'effet, mais vous le verrez peutêtre un jour. Adieu, vivez et m'aimez.