à Colmar 9 janvier [1754]
Ma chère enfant s'il faut que je me voue à quelque saint pour votre santé et pour la mienne, ce sera à notre dame des neiges.
Nous en sommes engloutis à Colmar. Je crois que nos affaires vont aussi mal que nos corps. J'ay fait tout ce que j'ay pu, je vous ai prévenu sur tous les points, c'est une consolation pour moy d'avoir pensé comme vous. A qui n'ai-je point envoyé des désaveux de cette abominable édition de Neaume et de Duchene? J'ay fait ces désaveus du meilleur de mon cœur car je suis le premier à en être très mécontent et personne n'a été plus indigné que moy contre ce brigandage de la librairie. Il faut qu'on soit bien ignorant à Paris pour avoir goûté un livre où il y a des erreurs à chaque page. Le premier tome de l'histoire d'Allemagne sera moins goûté par ce qu'il est sage et exact. Je m'y attends bien. Aussi n'ai-je pas fait ces annales pour la France. Vous savez que je les avais commencées à Gotha. Je les ai achevées par ce que je les avais commencées, et peutêtre n'était il pas mal à propos dans la cruelle situation où j'étais de me ménager à Gotha une retraitte agréable. J'en pourais avoir une chez L'Electeur palatin. C'étaient des planches dans mon naufrage. Je vous ay envoyé par mr de Malzerbes ce premier tome, à condition que vous ne le lirez pas. Shœpfling qui l'a imprimé a écrit à mr de Malzerbe pour avoir la permission de le débiter à Paris. Je l'ay mis en correspondance avec ce Lambert qui poura luy faciliter la vente de quelques centaines d'exemplaires. C'est un service que je rends à ce Shœpfling après luy avoir donné gratis mon ouvrage et après luy avoir prêté une somme considérable que je doute fort qu'il me rende. Du moins il n'écrira pas contre moy comme d'autres misérables à qui j'avais fait l'aumône.
Je m'occupe àprésent à mettre en ordre les matériaux d'une nouvelle édition de mes œuvres mêlées que ce Sphœfling me demandait, et que je destine à Lambert. Il me parait que cette édition est nécessaire, attendu que dans celle de Lambert on trouve plusieurs chapitres du siècle de Louis 14 et que ce double employ est ridicule. C'est par ces petites occupations ma chère enfant que je trompe mes douleurs, en attendant que la saison me permette de prendre un parti. Mais de ces occupations la plus agréable et la plus chère a été de mettre en ordre nos lettres, de les ajuster, et d'en faire un receuil qui compose une histoire suivie, assez variée et assez intéressante. Elles sont naïves, c'est comme Pamela une histoire en lettres; il n'y a point d'humeur, cela fourmille d'anecdotes. Tout est dans la plus exacte vérité. Une cinquantaine de lettres compose le receuil. Cernin n'y gagnera pas, et la postérité le jugera.
C'est à vous à voir ma chère enfant si vous pouvez vous joindre à moy pour la grâce que j'ay demandée à madame de Pompadour. L'état où vous êtes et le mien semblent rendre cette grâce bien nécessaire. Il y aurait de l'inhumanité à la refuser, mais je dois m'attendre à tout. Je vous ai mandé que j'avais écrit à mr de Majainville pour la maison que peutêtre je ne reverrai plus.
Vous ne me dites rien de mr Dargental, de mr de Tibouville, vous ne m'aprenez rien. Personne ne me paye, et je ne sçai pas seulement si le Chastelet rend la justice.
Il faut que je vous conte une sottise digne d'un dévot. Un vieux fou de Lorraine retiré dans son château s'est avisé de m'écrire sans me connaître une douzaine de lettres pour me convertir. J'ay pris enfin le party de les luy renvoyer, en luy mandant que j'étais mort. Il le croit fermement et prie dieu pour mon âme. Priez le pour mon retour. Mandez moy comment va votre santé je vous en conjure.
V.
Vous pouvez très bien m'écrire en droiture. Vous écrivez si sagement! Vous pouvez écrire sous l'enveloppe de du Pont, ou sous celle de Shœpfling, et dans l'occasion point de cachet avec vos armes.