aux Delices 12 septb [1755]
Je vous ai déjà mandé mon cher ange, que j'ay envoyé la pièce à Lambert, que la seule chose importante pour moy dans le triste état où je suis c'est qu'elle paraisse avec les petits boucliers qui repoussent les coups qu'on me porte.
J'ay pris sur les occupations cruelles, sur les maux qui m'accablent, sur le sommeil que je ne conais guères, un peu de temps à la hâte pour corriger, pour arondir ce que j'ay pu.
Si la pièce était malheureusement imprimée de la manière dont les comédiens la jouent, elle me ferait d'autant plus de peine que les copies en seraient très incorrectes et c'est ce que j'ay craint. C'est ce qui est arrivé à Rome sauvée transcritte aux représentations. Il n'y a nulle liaison dans les choses qu'on a été obligé de substituer pour faire taire des critiques très injustes. Ces critiques disparaissent bientôt, et il ne faut pas qu'il reste de vestige de la précipitation avec la quelle on a été forcé d'adoucir les ennemis d'un ouvrage passable, avec des vers nécessairement faibles par les quels on a cru les désarmer.
S'il reste quelques longueurs, si l'impatience française ne veut pas que le dialogue ait sa juste étendue, on peut aux représentations sacrifier des vers. Mais les yeux jugent autrement. Le lecteur exige que tout ait sa proportion, que rien ne soit tronqué, que le dialogue ait toutte sa justesse. Je ne parle point de certains vers énergiques tels que
vers que madame de Pompadour a aprouvez, vers qui donnent quelque prix à mon ouvrage. Me les ôter sans aucune raison c'est jetter une bouteille d'encre sur le tablau d'un peintre. Ne joignez pas je vous en conjure aux désagréments qui m'environnent celuy de laisser paraître mon ouvrage défiguré. Je serai peutêtre dans la nécessité d'employer plus de soins à faire jouer ma pièce à Fontaineblau comme elle doit l'être, qu'on n'en a mis à satisfaire les murmures inévitables à une première représentation dans Paris. Un peu de fermeté, quelques vers retranchez suffiront pour faire passer la pièce au tribunal de ce parterre si indocile. Mais au nom de dieu que mon ouvrage soit imprimé comme je l'ay fait. Mon cher ange j'exige cette justice de votre amitié.
Quant à mr de Malzerbe, il a tort, et il faut avoir le courage de luy faire sentir qu'il a tort. Il n'y a que votre esprit aimable et conciliant qui puisse réussir dans cette affaire. N'y êtes vous pas intéressé? Quoy! un Chimene vole des manuscrits, et ce lâche insulte! et il vous traitte d'espèce! et mr de Malzerbe a protégé ce vol, contre qui! contre celuy que ce vol pouvait perdre! Parlez, parlez avec le courage de votre probité, de votre honneur, de votre amitié. Les hommes sont bien méchants. Vous avez le droit de vous élever contre eux, c'est à la vertu d'être intrépide. Je vous embrasse mille fois. Comment va le pied de me Dargental?
V.
Je vous envoye par monsieur de Malzerbes même l'édition de Geneve. Praut n'aura rien, Lambert aura la France. Les comédiens auront mon travail. Il ne me reste que les tracasseries. Mon cher ange vos bontez l'emportent sur tout.
Je reçois dans ce moment une lettre d'un de vos amis du 25 aoust par mr Tronchin de Lyon. Elle a un peu tardé. Elle n'est point signée. Est elle de mr l'abbé Chauvelin, ou de mr de Choiseuil? Le cachet était effacé par un papier qui l'envelopait. A qui doi-je répondre?