1761-02-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Voilà le cas de mourir.
Tout abandonne V. V. a écrit deux lettresà m. le duc de Choiseuil — point de réponse. Je luy pardonne, il est surchargé. Petit fils Praut n'a pas daigné m'envoier un Tancrede. Je ne lui pardonne pas. Mais que mes anges ne m'instruisent ny de la santé de madelle Clairon, ny d'aucune particularité du tripot, ny du retour de M. de Richelieu, ny de la façon dont certaine épître dédicatoire a été reçue, ny de l'unique représentation de la chevalerie, ny du père de famille, c'est là le comble du malheur. A quoy doi-je attribuer ce détestable silence? Mon cher ange a t'il toujours mal aux yeux, comme moy à tout mon corps? le secrétaire que je préfère à tous les secrétaires d'état serait il malade? ou serait elle malade? Mes anges sont ils absorbez dans la lecture du roman de Jean Jaques ou de celuy de la Popliniere? Chacun se peint dans ses romans. Le héros de la Popliniere est un homme au quel il faut un serrail: celuy de Jean Jaques est un précepteur qui prend le pucelage de son écolière pour ses gages. Si jamais mr Dargental fait un roman, il prendra pour son héros un homme aimable qui saura aimer, mais qui laissera languir son ancien ami dans l'attente d'une de ses lettres. Hélas, j'écris; mais avec bien de la peine; ma main pèse deux cent livres, ma tête aussi. Je ne sçais ce que j'ay. Vraiment je suis bien loin de faire une tragédie. La vie est trop courte. Puisse la vôtre être bien longue, ô mes divins anges.

V.